Cette posture était pour Emily une manière de victoire sur elle-même, un écart qui ne lui eût pas même paru concevable une année auparavant quand, dans ses cercles de Kensington, elle était encore corsetée par un puritanisme inquiet. Jamais peut-être cette fille de pasteur ne s'était sentie aussi maîtresse d'elle-même, de son sort, de sa conduite, de ses pensées, qu'en cet instant qui semblera bien sage en cette fin de XXe siècle mais qui, en 1933, relevait du songe érotique, d'une transgression qu'aucune femme de l'aristocratie britannique n'eût pu s'accorder sans déchoir, aux yeux de son mari, et aux siens propres. Ivre du sentiment de se gouverner, en rupture avec toutes les convenances, Emily poussa les choses jusqu'à se présenter d'une façon peu orthodoxe lorsque Debussy voulut entrer en elle. À Londres, en ce temps-là, seules les prostituées reconnaissaient se livrer ainsi. Cette ultime audace marquait dans son esprit une volonté de divorcer d'avec son éducation, d'ouvrir à jamais la cage de ses terreurs. Emily prit ensuite toutes les initiatives ; elle était décidée à se posséder elle-même, avec une frénésie sans bornes.
Alors, tandis que l'homme s'apprêtait à jouir, elle entendit tout à coup la voix de Jeremy qui hurlait son amour, avec une ferveur emportée. Interloquée, Emily tourna la tête et, avec effarement, vit Cigogne qui retirait le masque de chat ! Un tressaillement de panique la traversa, mêlant la honte et le plaisir vertigineux d'être regardée telle qu'elle était vraiment. Pour la première fois de son existence, Emily eut le sentiment fugitif d'être réunifiée, rassemblée dans sa complexité. La part organique de sa personne et celle plus officielle se confondaient soudain ; dans l'affolement, sa jouissance en fut décuplée, la chavira, jusqu'à lui faire perdre presque conscience.
Dans le même temps, Cigogne cessa de se retenir. Sans quitter le corps d'Emily, il lui murmura alors qu'il avait enfermé Debussy pour se substituer à lui, qu'il savait tout depuis les débuts de leur liaison. Il allégua qu'il lui avait laissé toutes les licences parce qu'il l'aimait pour lui donner sa liberté, et non pour éteindre ses désirs contradictoires. Longtemps il lui reparla ainsi d'amour, de ses déchirements, de l'adoration folle qu'il avait pour elle, de sa curiosité illimitée pour les mystères de sa nature ; mais il ajouta qu'à présent il était à bout. Les souffrances de la jalousie l'exténuaient, détérioraient son jugement, sa santé aussi. Il ne pouvait plus aimer au-delà.
Encore dans l'étourdissement dû au choc qu'elle venait de subir, Emily se dégagea, assena une claque à Jeremy et se mit à pleurer qu'il eût pu l'aimer jusque dans ces extrémités. Fascinée, reconnaissante, irritée, pleine de fureur, troublée, tremblante, en un mot amoureuse, Emily l'attira et, mue par un désir magnifique, et tragique aussi, elle se donna toute, dans un partage complet de leurs sensations, en se défaisant de cette distance que, jadis, elle ne quittait jamais vraiment tout à fait. Avec Jeremy, elle se sentait soudain plus libre que sans lui. Combien de maris savent faire naître cette sensation-là, plutôt que d'enfermer dans les rets de leur affection ? Ils firent l'amour somptueusement, comme des époux qui s'aiment, dans cette intimité prodigieuse que les amants passionnés ne font qu'apercevoir, et que seul permet l'amour conquis par de folles luttes, contre l'autre et contre soi.
Quand leurs corps eurent enfin épuisé leurs appétits, Cigogne dit à voix basse :
- Ce mois d'octobre m'aura appris une chose décisive, oui, décisive.
- Quoi ?
- Une attitude.
- À quel sujet ?
- L'art d'aimer une femme, de répondre à ce qu'elle ne songerait pas à réclamer...
- C'est agréable ? fit-elle en souriant.
- Non, pas du tout ! Mais grisant, oui, enfin je l'espère. Désormais, tout va changer. Je vais quitter mon ancienne conduite...
28
Ces semaines d'octobre avaient appris à lord Cigogne dans quelle erreur il s'était enlisé en s'efforçant, jour après jour, de s'accorder aux désirs d'Emily, de pénétrer ses sensations. Instruit par ses propres expériences libertines - sur lesquelles il resta discret - Jeremy avait saisi qu'il ne devait pas seulement comprendre sa femme mais aussi apprendre à la frustrer, avec suffisamment d'art pour la jeter dans l'inquiétude sur le chapitre de sa féminité, de façon à susciter chez elle de temps à autre le désir de lui plaire. Oh, pas trop, juste ce qu'il fallait pour qu'elle se sentît vivre avec quelque intensité en sa compagnie, qu'elle demeurât en position de conquérir chacun de ses regards. Un soupçon de manipulation ne pouvait nuire à leur mariage, bien au contraire.
Cigogne avait toujours été frappé de la faveur dont jouissaient auprès de certaines femmes ces hommes distants, facilement hautains, qui leur dispensent plus de souffrances que de félicité en les traitant parfois assez mal, en les négligeant souvent, sans jamais se soucier de leurs insatisfactions et qui, dans le meilleur des cas, ne les paient de leur obstination que par de brefs élans de tendresse. Sans souhaiter imiter cette race cynique, loin de là, Jeremy entendait tirer les leçons de cette attitude misérable qui, à défaut de mener vers un amour authentique, présente le mérite d'être efficace.
Cependant, s'il avait le projet de frustrer Emily, il n'était pas question de faire naître chez elle l'amertume et la désillusion ordinaires que la plupart des droitières éprouvent, à force d'être méconnues de leur mari ou amant. Dans l'esprit de Cigogne, il s'agissait d'une frustration calculée, politique, administrée avec science et dans un dessein précis ; cette incomplétude-là n'était pas fille de la négligence.
Chercher à comprendre Emily lui semblait à présent insuffisant et, d'une certaine façon, dangereux pour l'avenir de leur couple ; car s'il persistait dans cette seule voie, il placerait Emily, bien involontairement, dans l'obligation d'aller trouver ailleurs certains frissons, l'assurance d'être toujours désirable, cette énergie vitale que l'on puise en soi et dans les pupilles de l'autre en exerçant le pouvoir de sa séduction. Il lui fallait de toute urgence remettre Emily en situation de rechercher sa tendresse, son attention, de se battre pour qu'elle éprouvât de la fierté et du plaisir à ce qu'il consentît à lui accorder la faveur d'une étreinte. Rien ne devait être obtenu sans combats, afin que tout eût un prix. Pour cela, Cigogne devait quitter son langage habituel, se défaire de son amour inconditionnel, ou tout au moins ne plus le laisser paraître ; cependant, il valait mieux qu'il augmentât réellement le degré de son exigence, au quotidien.
- Je passerai te prendre dans ton living-room à neuf heures ce soir, lui lança-t-il le soir du bal de clôture du mois libertin.
Et il ajouta sans rire :
- Sois irrésistible, éclatante, sinon je ne sortirai pas avec toi, mais avec une autre qui le sera, voilà tout, darling.
Emily crut tout d'abord en une plaisanterie ; puis elle se laissa prendre, malgré elle, à l'agacement qu'il pût aller à ce bal, tranquillement, avec une autre jugée plus attrayante. Bien qu'elle ne voulût pas l'en croire capable, et qu'elle sût que Jeremy cherchait à la manœuvrer, Emily se mit peu à peu à paniquer, à méditer sur les tenues, les étoffes et les artifices susceptibles de la rendre irrésistible et éclatante. Dans ces instants d'inquiétude virevoltante, elle était loin de ses années de révolte contre les froufrouteries de sa mère ; elle furetait dans ses placards, étudiait ses poudres, concevait des associations de bijoux, avec la fièvre d'une gamine inquiète de n'être pas remarquée. Heureux, le zubial sifflotait gaiement dans la maison.