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Tandis qu'elle essayait une robe sous l'œil béat du marsupial, Emily songea qu'elle se contentait d'une apparence honnête depuis des années, sans plus chercher à rehausser son éclat. Elle avait en quelque sorte oublié sa beauté, cette façon qu'elle avait jadis de se parer avec des riens, quelques fleurs, un ruban, une astuce de fard qui gommait tel ou tel de ses défauts. Ses mains cherchaient à faire renaître sur sa physionomie les effets de ses secrets enfouis, à retrouver la grâce d'anciennes coiffures.

Lorsque lord Cigogne se présenta, à neuf heures, Emily eut un choc. Jeremy était dans une mise de gentleman  - mais où s'était-il procuré cette jaquette coupée à merveille, cette cravate d'un goût exquis et ces souliers vernis ?, - une tenue qui n'appelait aucune réserve. Rasé de près, il était l'image même de la virilité forte et raffinée, d'un certain désir de plaire qui se ressentait dans toute sa personne, jusque dans l'élégance de ses boutons de manchette, sans que ce soin fût toutefois trop tapageur. Son regard se reporta sur Emily, détailla sa tenue, son visage ; puis Jeremy sourit et dit, avec une distinction très sûre :

I'm sorry darîing, mais c'est insuffisant !

Et il sortit sans ajouter un mot, sans avoir rien dit qu'il n'éprouvât comme vrai ; car il était exact qu'Emily n'était pas ce soir-là au sommet de son éclat. Vexée, elle se força à rire, lui lança que son procédé était un peu grossier et que sa tentative de manipulation manquait de finesse, d'habileté ; mais aucune réflexion ne put le fléchir. Il ne se retourna pas, monta sur son tilbury et partit seul, pour de bon.

Il l'avait fait !

Emily était dans une humiliation complète, qui effritait soudain le peu de confiance en son physique qu'elle avait acquis sur l'île d'Hélène. Etait-elle vraiment moche ? Blessée, Emily en voulut à Cigogne de se livrer à ce petit jeu qui ranimait en elle des inquiétudes assoupies. Qu'il était con ! Ah oui, con ! Furieuse, elle résolut de sortir quand même, de ne pas se soumettre à ce jugement qui témoignait d'une prétention intolérable : c'est insuffisant, avait-il susurré la bouche pincée, le salaud ! L'irritation d'Emily était d'autant plus vive qu'elle croyait Jeremy insincère, manœuvrier, et qu'elle se reprochait de tomber dans ce piège évident, qu'elle tenait pour un pur calcul.

Derrière elle, le zubial jubilait de sentir sa maîtresse dans de telles dispositions. Plus Emily se tourmentait, plus l'animal rayé manifestait par des soupirs d'aise son contentement qu'elle fût préoccupée par les manèges de son époux ; mais dès qu'elle l'apercevait, le marsupial compréhensif marquait sa compassion par des mines affligées, en se grattant la truffe et en crachant par terre. Son pelage était alors hérissé de colère ; l'œil mauvais, il partageait celle d'Emily, arpentait le rez-de-chaussée en grognassant. Étrangement, ce comportement en miroir eut sur Emily plus d'effet qu'un discours plein de raison. Que cette bête l'eût comprise, et qu'elle le témoignât, l'apaisa un temps.

Mais lorsque Emily retrouva enfin lord Cigogne, au bal de clôture du mois libertin, elle éprouva une irritation sans bornes. Ce dernier avait pris soin de ne plus porter de masque, afin qu'elle le repérât plus facilement, et il se trémoussait au bras d'une ravissante, alors qu'il n'avait jamais montré d'empressement à danser avec Emily. La gesticulation rythmée n'était pas de son goût, ordinairement. Ce dernier point acheva de la mettre hors d'elle, de faire naître cette jalousie sans laquelle, quoi qu'on en dise, l'amour conjugal manque d'assaisonnement. Etait-ce l'une de ces femmes sur lesquelles il s'était livré tout au long du mois d'octobre à des stratégies libertines ? Cette interrogation ne quitta plus Emily, et elle ne mettait un pluriel au mot femme que parce qu'un singulier la terrorisait davantage.

Incapable d'effacer de son visage les traces de sa fureur, elle résolut de battre en retraite, plutôt que d'offrir à Cigogne la satisfaction de la voir dans cet état. Un air de désordre régnait dans toute sa personne ; ses gestes étaient empreints de nervosité. Qu'il l'eût manipulée ainsi, aussi aisément, augmentait encore son courroux, qu'elle croyait dilaté à l'extrême.

Elle n'avait encore rien vu.

La semaine suivante, les enfants revinrent de l'île des Pins, l'esprit farci de légendes canaques, les yeux encore agrandis par les beautés de ce territoire minuscule. Peter, Laura et Ernest étaient moins britanniques que jamais, comme lavés de leur éducation par ce séjour dans des tribus mélanésiennes. Consterné, Algernon reprit en main les jeunes Cigogne, imposa avec fermeté l'usage des patins sur les parquets cirés d'Emily Hall, leur fit chanter le God save the king chaque matin en hissant l'Union Jack à un cocotier ; et il ne se passa pas de journée sans qu'il leur versât dans le bec un bon demi-litre de thé brûlant, sur le coup de cinq heures. L'un des enfants s'accordait-il la licence d'exprimer une émotion sans l'enrober d'une réserve mâtinée de pudeur ? Aussitôt Algernon le tançait, malgré les appels à la modération d'Emily, sommait le criminel d'user de litotes, de tournures allusives qui, dans sa cervelle de butler, fleuraient bon la vieille Angleterre, celle des clubs et des joueurs de cricket. La vie anglaise reprit donc à Emily Hall.

Comme il le faisait souvent, pour mieux bavarder avec son épouse, lord Cigogne invita Emily à dîner en ville, par courrier ; car ils continuaient à s'écrire chaque jour. Mais Cigogne posa la même condition ; il ne consentirait à accompagner sa femme que si elle se présentait le soir même, à huit heures, dans des atours éclatants, propres à l'éblouir, comme au premier jour. Irritée d'être traitée ainsi, Emily ne pouvait céder à son envie de paraître en cheveux gras et vêtue de nippes ordinaires  - par pur plaisir de la provocation  - car c'était bien elle qui à maintes reprises lui avait fait le reproche de ne pas fignoler assez son apparence, de ne pas y mettre cette recherche subtile qui, parfois, achève de rendre un homme appétissant. Or, à présent, Jeremy dépassait ses exigences, s'habillait toujours avec un goût parfait qui, sans être affecté, allait de la plus grande simplicité au chic le plus dandy ; et il ne se dispensait d'élégance à aucune heure du jour et de la nuit.

Afin de n'être jamais pris en défaut par Emily, Cigogne réglait désormais chacun de ses gestes, s'étudiait en recherchant un nouveau naturel qui fût exempt de ces fautes qui, dans la vie courante, amoindrissent le désir qu'un homme peut inspirer, quand elles ne le ruinent pas. Quelle femme peut encore se pâmer en présence d'un amant qui, à l'heure du coucher, se déshabille sans précautions et ôte ses fixe-chaussettes en dernier ? Il est également des bâillements et des glouglous dont les plus vives passions ne se relèvent pas. Loin de ces vulgarités, Jeremy se surveillait, sentait toujours la camomille, ne se coupait plus les ongles qu'en catimini, se mouchait avec une divine discrétion, déglutissait de façon admirable, respirait sans que ses fosses nasales émissent le moindre sifflement. Dans son enthousiasme, il avait même renoncé à ses slips fourrés en zibeline, aux vessies de chauve-souris qui encapuchonnaient ses oreilles la nuit  - contre le bruit  - et aux peaux de chats sibériens qu'il portait autrefois, à même la peau, pour se garantir de la fraîcheur nocturne. C'était un délice de le voir se dévêtir et pénétrer, avec des gestes d'une virilité très sûre (sans renifler ses aisselles), dans leur lit commun, au premier étage. Clark Gable, à la bonne époque, n'eût pas montré plus de masculinité. Bref, l'apparence de Jeremy était changée ; il ne s'exposait plus aux remontrances habituelles d'Emily. Mais il avait le tort de renouer avec des pratiques qui rappelaient ses stratagèmes de jadis.