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À huit heures, elle ouvrit donc à lord Cigogne. Flegmatique, il arrêta son regard sur Emily, la détailla avec l'espoir d'être impressionné ; mais hélas, il ne le fut pas. Sa femme n'était que très jolie, sans que sa beauté eût ce quelque chose d'insolent, de spectaculaire qui, parfois, l'émerveillait, l'asphyxiait presque. Déçu, il eut assez de volonté pour le dire sans détour, avec une sollicitude qui ne laissa pas d'humilier Emily, de lui retirer un instant toute confiance dans son attrait et, au-delà, en sa valeur, alors qu'un autre, moins difficile, se fût contenté de ses charmes immenses.

Cigogne ne s'aimait pas d'être aussi chacal ; mais il savait que les amours meurent de négligence. Il leur fallait accepter cette violence-là, salvatrice, pour s'en trouver mieux, et pas qu'un peu ! Son intransigeance  - qu'il s'imposait à lui-même  - les protégeait de dérives qui les eussent l'un et l'autre chagrinés, les délivrait de la tentation d'aller aimer ailleurs. Jeremy demeurait en face d'elle avec l'espérance d'être ébloui, dans cette tension assez exaltée qui mettait en lui un peu de l'électricité que l'on trouve dans les romans. Emily goûtait étrangement les tourments dans lesquels elle mijotait, qu'il fût difficile d'avoir grâce aux yeux de l'homme qui les lui infligeait, et elle se délectait du pressentiment qu'y parvenir, un jour, serait une jouissance véritable, un concentré de toutes les euphories. Depuis qu'il la traitait ainsi, au lieu de ne la regarder que superficiellement, avec l'air distrait qu'il prenait jadis, Emily s'apercevait bien que Cigogne ne la frustrait que pour mieux la magnifier. Certes, il se montrait parfois odieux, la blessait ; mais alors même qu'il remettait sans cesse en cause l'éclat de sa chère féminité, elle trouvait dans sa vigilance une qualité et une intensité de regard qui la valorisaient diablement.

Le soir où elle réussit à vaincre ses réticences, lord Cigogne parut enfin heureux de son apparence ; et du bout de ses lèvres d'Anglais, en contenant son bel émerveillement, il se contenta de dire :

Darling, je crois que nous pouvons aller dîner...

Fasciné par son aspect, il lui sourit et lui donna la main. À vrai dire, Emily n'était pas tellement plus jolie que les autres fois, ou mieux fardée ; mais ce soir-là, au-delà des séductions de surface, son visage avait ce quelque chose de vivant qui charme plus que tout et disqualifie les beautés plus évidentes. Sa physionomie mobile, ses regards vifs, inquiets et amusés reflétaient la vivacité de sa gourmandise à vivre, l'appétit généralisé qui l'animait. Ses cheveux aussi participaient à cette impression de mouvement qui flottait dans toute sa figure.

Jamais Emily ne s'était sentie aussi précieuse dans les yeux d'un homme ; chaque détail de sa personne était soudain une manière de chef-d'œuvre, digne d'une adoration attendue, conquise. Le désir énorme dont elle se voyait l'objet l'étourdit tout à fait, la jeta presque dans un vertige de pucelle. Combien d'épouses furent ainsi regardées par leur mari, avec cette ardeur, après quelque temps de vie partagée ? Les compliments que lord Cigogne lui adressa au cours de la soirée furent peu nombreux mais achevèrent de la griser, alors que ceux qu'il lui débitait auparavant, sans avarice, lui faisaient certes un joli plaisir, mais glissaient sur elle ; leur effet s'estompait rapidement. Un soupçon de férocité et une certaine exigence avaient suffi pour rendre leur virulence, et leur douceur, aux mots qu'ils employaient entre eux, ces termes émoussés, gaspillés, émasculés car ils s'obtenaient trop facilement.

Emily n'était pas seule à jouir de ces paroles qui recouvraient enfin leur fraîcheur et leur faculté à faire naître le trouble ; car en les disant, Jeremy s'émerveillait que ses propos économes  - mais bien ajustés  - touchassent le cœur d'Emily avec cette puissance qui se lisait sur son visage. Depuis combien de temps n'avait-il plus fait rougir sa femme ? Dès lors, conscients qu'un amour sans mots vivants se corrompt, Cigogne et Emily veillèrent à ne plus amoindrir la portée du lexique qu'ils réservaient à leur commerce intime ; l'usage du sous-entendu, du trait allusif et du silence plein de connivence, reprit du galon chez les Cigogne. Les termes qu'ils avaient employés autrefois, dans les commencements de leur passion, prirent dans leur bouche une vigueur plus grande, une tonalité plus émouvante ; car ils ne s'aimaient plus au travers des illusions d'un penchant naissant mais presque en connaissance de cause. Leurs sentiments s'étaient affermis bien qu'ils eussent avec le temps percé tous les trompe-l'œil du tempérament de l'autre, cette brume de séductions mensongères qui, dans les débuts, entoure tant de coups de foudre et les rend si précaires. Comme il est suffocant d'avouer que l'on aime lorsqu'on sent encore ce verbe vivre en soi, exsuder toute l'émotion qu'il recèle, après que l'on eut la belle imprudence d'explorer la nature pas claire de l'autre ! Cette mue du sens de leur vocabulaire amoureux achevait de repeindre leur ancienne passion en un amour authentique.

Perdu sur ce territoire austral qu'ignorait la géographie droitière, lord Cigogne se conduisit dès lors comme un authentique Gaucher. Il s'attacha par la suite à alterner les instants de valorisation extrême de son épouse et de subtil dénigrement, propres à donner à Emily envie de se décarcasser pour lui plaire ; et leur couple trouva bien des vertiges dans ces oscillations, ces inquiétudes fiévreuses et douloureuses. Mais cette conduite de Jeremy n'était pas politique ; elle n'était que l'effet d'un désir d'être plus vrai, d'une volonté de cesser, une fois pour toutes, de taire ce qui lui déplaisait chez Emily. Osait-elle une coiffure qu'il désapprouvait ? Il le lui faisait savoir promptement, sans recourir à ces tournures prudentes, à ces ménagements qui, à la longue, adoucissent les passions jusqu'à leur retirer leur nerf. Parfois elle pleurait, de rage, comme une amoureuse éconduite ou raillée. Il lui en coûtait d'aimer ce lascar. Réussissait-elle à le fasciner par ses propos ? Aussitôt il célébrait son esprit, son jugement ou son à-propos, avec des termes enflammés qui portaient. Dans un perpétuel affût, Cigogne ne lui passait rien. Face à lui, Emily n'eut plus le loisir d'être médiocre. Il lui fallait être spirituelle, sensible, à croquer, bref user avec virtuosité de toutes ses facultés ; et elle goûtait cette tension qui l'éreintait parfois, mais qui toujours la menait dans les extrémités de ses raisonnements et l'obligeait à se maintenir au sommet de sa beauté particulière. Le zubial en jubilait.

Cependant, leur mariage n'entra dans un plein équilibre que le jour où Emily retourna à Jeremy cette franchise absolue, cette vigilance brutale qui ne connaissait aucun répit. Ce fut lord Tout-Nu qui, incidemment  - le crut-elle  -, lui en donna l'idée. Sir Lawrence avait noté depuis un certain temps le changement de conduite de Cigogne avec son épouse, cette façon qu'elle avait de se conformer à cette nouvelle règle ; et son estime pour Emily en souffrit. Puis il s'inquiéta de voir les Cigogne persévérer dans cette méthode à sens unique ; car il craignait qu'un jour Emily ne se rebiffât contre les pratiques épuisantes, et parfois humiliantes, de son mari. Sir Lawrence eût été sincèrement désolé que l'amour de ses amis les plus chers se détériorât.

Un jour qu'il était en visite à Emily Hall, pour enseigner aux enfants les subtilités du cricket, lord Tout-Nu raconta à Emily qu'un couple de ses relations s'avançait, il y avait peu, vers un fiasco mérité, faute d'avoir su établir entre eux une intransigeance réciproque. Afin qu'Emily ne s'aperçût pas qu'il s'agissait d'elle, sir Lawrence eut l'habileté d'inverser les rôles. Il donna au mari celui de la victime ; puis il exposa que, depuis que ce dernier avait adopté une attitude équivalente à celle de sa femme, leur amour s'en était trouvé affermi, et un peu pacifié ; car l'épouse sentait désormais ce que sa dureté pouvait faire éprouver. Ce récit laissa Emily songeuse.