Выбрать главу

À compter de ce jour, elle prit sur elle de marquer plus d'authenticité dans ses réflexions, sans redouter de blesser Jeremy, et d'introduire entre eux un peu de cette violence qui l'avait toujours effrayée. Se permettait-il des considérations oiseuses sur l'existence ? Elle se montrait plus tranchante qu'à l'ordinaire, lui mettait le nez dans ses faiblesses de jugement, soulignait le ridicule de ses positions, en affirmant que ses dires étaient indignes de lui. Se risquait-il à se déshabiller le soir devant elle avec des gestes patauds, qui n'éveillaient guère le trouble ? Il était moqué avec ironie. Mais sitôt que Jeremy recommençait à l'enchanter, Emily n'était plus économe de son admiration ; elle lui renvoyait alors de lui-même une image bien jolie, qui flattait sa virilité inquiète. En faisant taire sa pudeur, elle se laissait aller à lui causer de son corps, de ses épaules, de ses fesses, qu'il avait bien faites. Toute complaisance fut abolie entre eux ; leur tendresse devint plus sentie.

Passé les premiers étonnements, les premiers déséquilibres, lord Cigogne découvrit qu'il raffolait davantage d'Emily depuis qu'elle le mettait à son tour sur le gril, depuis qu'il lui fallait se surveiller à chaque instant, faire le ménage de ses maladresses pour conquérir ses regards ; et quels regards ! Aimer sa femme lui permettait de récolter davantage d'émotions, et des belles avec ça, pas de ces émois éventés, à moitié feints, qui font l'ordinaire des couples droitiers. Dès lors, jamais zubial ne fut plus content que le leur.

Un soir qu'il rôdait dans la bibliothèque de Port-Espérance, Cigogne était tombé sur un ouvrage français ; en haut d'une page, un auteur droitier avait écrit que les gens heureux n'ont pas d'histoire, afin d'avertir l'univers que sa déveine était palpitante, voire enviable. Cette réflexion pauvrette sembla à Jeremy d'une crétinerie abrupte. Combien de guerres avait-il menées, depuis son arrivée sur l'archipel des Gauchers, pour respirer un peu de ce bonheur ressenti après lequel les gens de Port-Espérance cavalaient ? L'île d'Hélène était le plus formidable démenti qu'il pût trouver à cette assertion foireuse de droitier. Quelle nique ! La quête d'un certain bonheur agitait sans trêve les imaginations des Héléniens, les précipitait dans des méli-mélo d'aventures, faisait d'eux des écrivains non pratiquants, toujours à concevoir leur existence, et leur propre personnage.

Cependant, Emily et Jeremy étaient-ils pleinement heureux en ces débuts trop chauds et un peu moites de 1934 ? Cigogne ne pouvait se dissimuler que l'irréductible différence de l'autre restait la grande épine, la source éternelle de débine des sentiments, d'irritation haineuse, de foutue désespérance. À vous écœurer d'aimer ! Pourquoi l'autre s'opiniâtrait-il à ressentir toutes choses à sa façon bien énervante ? Comme si le Créateur nous eût conçus tout exprès pour qu'on s'engueulât sur la terre jusqu'à la fin des temps ! Comment Cigogne pouvait-il se libérer de cette hypothèque faramineuse, qui était en même temps la source de tant d'éblouissements ?

- Par le rire ! lui répliqua un soir sir Lawrence.

I beg your pardon ? fit lord Cigogne, étonné.

- Oui, par le rire, my old friend. Vous verrez bientôt !

- Quoi ?

- Le Carnaval des Gauchers !

29

Aux approches du mois de février, les chaleurs de l'été austral étaient troublées par le singulier Carnaval des Gauchers. Pendant dix jours, les femmes de l'île se déguisaient en leur mari, et ces derniers prenaient l'apparence de leur épouse ; mais le travestissement ne s'arrêtait pas aux vêtements, ni aux coiffures. Les citoyens de Port-Espérance s'attachaient à parodier les travers de l'autre, à imiter leur moitié jusque dans ses ridicules les plus dissimulés. La seule règle de ce Carnaval était d'y mettre plus de clownerie que de cruauté ; car nul n'ignorait que, passé les premiers six mois de roucoulades, on affectionne un peu moins les défauts de celle ou de celui qui partage votre lit.

Trois cent cinquante-cinq jours d'agaceries conjugales, tout le lot d'irritations annuelles, partaient donc en fous rires, s'apuraient en scènes burlesques, sur fond de grincements de canines parfois. Le grand ménage de toutes les rancœurs ! La grande décongestion des couples et de leurs aigreurs ! La purification par la rigolade ! Vive le Carnaval ! L'espace de dix journées, on découvrait avec stupeur, et pas mal d'effroi, ce que c'était que de vivre avec soi. Le vertige ! Au dixième jour, chacun s'accordait à reconnaître que l'autre avait bien de la vertu de s'attendrir encore sur le cas de son conjoint, malgré le fumier des misères personnelles soudain étalé, les petites terreurs fienteuses de chacun, ses manies têtues et perfectionnées avec les années. En général, on en devenait presque tolérant, armé de bons principes pour se laisser émouvoir par les faiblesses de l'autre, un an encore !

Un vendredi matin, le 2 février 1934, Emily ouvrit donc les yeux. Alitée, elle aperçut lord Cigogne, vêtu de ses nippes en dentelles de la veille. Une bien jolie robe, à la vérité, qu'il portait ; mais, ainsi déguisé, Cigogne faisait une femme sans grâce, typée rombière.

- Si tu veux aller au mariage des Clamens, lui lança-t-elle, il faut que tu passes tout de suite chez la couturière, pour les retouches... Ça ferme à midi !

Singeant Emily, les jours où elle barbotait dans ses hésitations, Cigogne répliqua qu'il ignorait encore s'il s'y rendrait. Par une longue tirade zigzaguante, et avec délice, il lui exposa toutes les tentations qu'offrait cette journée, soupesa les joies d'une visite au musée de Port-Espérance, examina combien il serait préférable d'herboriser dans les collines avec les enfants et le zubial avant qu'un nouveau cyclone ne les séquestrât dans Emily Hall, puis il affirma que se refuser une partie de tennis sur gazon par cette belle journée était bien désolant ; enfin, il fut question que la famille excursionnât sous des ombrelles dans une île volcanique infestée de papillons, afin d'augmenter la collection de Laura, à moins que lord Cigogne ne se résolût, finalement, à assister au mariage des Clamens, si sir Lawrence ne le conviait pas à... Toutefois, si les vents le permettaient, il se voyait bien voguer vers...

Emily était ainsi, dans de perpétuels retardements, toujours à finasser avec fébrilité, à éconduire la décision, comme si ses valses-hésitations lui eussent permis de jouir par la pensée de toutes les opportunités qu'un choix ultime l'obligerait à écarter ; volupté de ne renoncer à rien, de perpétuer son plaisir, que les hâtifs à trancher ignoreront toujours...

Cependant, à voir le spectacle assez drôle que lui offrait Cigogne, vêtu de sa robe, Emily s'étonna qu'elle fût sujette à de telles transes, que ses atermoiements ne connussent aucun essoufflement. Car il se tortilla ainsi deux bonnes heures, jusqu'à ce qu'elle eût assez d'esprit pour se moquer à son tour de Jeremy qui, dans ces moments critiques, avait coutume de paniquer, de vitupérer pour tenter de forcer la décision. Irrité, il se mettait en pétard, bien en vain d'ailleurs, en oubliant quel sang britannique irriguait son cerveau. D'un coup, il n'avait plus le gène aristocrate ! Saturé de rage, l'œil dilaté de fureur, Cigogne tonnait que son épouse le tenait en otage, le ravalait à une condition larbine, obstruait sa destinée ! Et c'est ce que fit Emily, en enfilant des vêtements de Jeremy, et en y mettant cette touche de ridicule qui assaisonnait son show.