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- Je passe pour un imbécile ! Tout le monde voit bien que c'est faux, ma chérie ! précisa-t-il, sur un ton qui visait à lui clore le bec.

- Aurais-tu du mal à supporter que je brille en public, mon chéri ? répliqua-t-elle, froide, en souriant.

L'altercation inversée se poursuivit tard dans la nuit, sur l'insistance de Cigogne qui, autrefois, manifestait un urgent besoin de dormir dans ces moments où Emily entendait parler d'eux. Ce fut elle qui, ce soir-là, prétendit subir les assauts du sommeil, et lui qui poussa plus avant la conversation, en lâchant qu'il ne supportait plus ces dîners en ville où toute l'attention se reportait sur elle, où la singularité de sa profession captivait les esprits sans qu'il pût, lui, récolter un peu d'intérêt et de considération.

- Dans cette situation, je me sens nul, poursuivit-il. Oui, nul !

Et il se mit à larmoyer, comme le faisait autrefois Emily, en ajoutant que l'affaire était gravissime. Pour lui. Pour la santé de leur amour. Bien fragile ! Qu'il finirait par lui en vouloir, et à mort !

- Car bien sûr tu n'as rien remarqué pendant le dîner. D'ailleurs tu ne remarques jamais rien ! Toujours dans tes pensées !

- Mais si ! fit-elle en imitant Cigogne. Mais je ne peux pas continuellement m'excuser d'être ce que je suis. De faire ce que je fais !

- Tu aurais pu... m'adresser un regard de connivence, oui, simplement ! Au lieu de m'épingler en public ! Dans ces moments, j'ai l'impression que tu ne me regardes plus comme ton mari. Je ne suis plus rien. Un ennemi ! Mais... ce qui me blesse peut-être le plus, c'est que tu n'essaies même pas de sentir ce que je sens !

- Jeremy, arrête ! Tout va bien, il n'y a pas de guerre, les enfants ne sont pas malades, nous avons à manger. Et toi tu fabriques du drame. Toujours à te tracasser pour des foutaises ! Stop all this, right away ! Please.

Le sourire leur venait aux lèvres, comme une envie de se libérer par la rigolade ; mais ils parvinrent à se contenir. Cigogne relança leur échange, avec cet air de sincérité un peu outré qui parodiait à merveille les anciens désarrois d'Emily :

- Et toi arrête de nier ce que je sens ! Cesse de simplifier les choses. De dire qu'on est heureux pour mieux t'en persuader. Tu te caches mes souffrances pour éviter tes frustrations, oui, celles que tu refuses d'éprouver. l'm fed up que tu sois bloqué ! De ton côté lisse ! Que tu sois incapable de voir la difficulté à vivre des autres. C'est pour ça qu'ils ne se confient pas à toi. Ils ont peur d'être jugés, taxés de complaisance, parfaitement ! Tu te coupes des gens ! Et de moi...

Prenant le vieux texte usé de Jeremy, Emily explosa :

- Eh bien moi j'en ai marre d'être continûment dévalorisée. Je suis une fille bien, figure-toi ! Pas un rhinocéros buté qui ne sent rien. Tu comprends ?

- Oui, maintenant oui ! fit Cigogne avec douceur, soudain.

Et il l'étreignit tendrement, la bascula dans un fou rire partagé. Ces caricatures d'eux-mêmes qu'ils venaient de jouer appartenaient à leur passé droitier, Dieu merci ! Mais ils avaient pris bien du plaisir à représenter pour eux cette scène périmée, comme pour mieux l'exorciser, et mesurer le cheminement effectué, en quelques années seulement. À présent qu'ils étaient différents, plus Gauchers de tempérament, disposés à rire de tout cela ! Les coutumes de l'île du capitaine Renard les avaient tant fait voyager vers l'autre, et au plus près d'eux-mêmes. Ces deux-là étaient désormais mari et femme, des vrais, pas trop maladroits à s'aimer, plus habiles à pratiquer ce verbe compliqué. Jeremy et Emily savaient enfin se reparler d'amour avec des mots requinqués, se ménager des petits moments de repli, bien égoïstes, pour mieux se donner ensuite, au décuple, afin que renaisse entre eux l'envie de faire converser leurs corps.

Lord Cigogne avait presque satisfait son ambition, la plus folle de toutes : devenir un mari ! Pas un amateur ! Pas un économe de son imagination, et de sa peine ! Un qui sait frustrer, juste ce qu'il faut, et combler aussi, sans avarice de cœur. Mais son bonheur gaucher pouvait-il se perpétuer ainsi, à l'écart des turbulences du monde des Mal-Aimés ?

30

Au cours de l'été 1940, les liens administratifs entre Port-Espérance et la France tutélaire furent rompus. Dans les désagréments des suites de la débâcle, Paris puis Vichy semblaient avoir oublié cette île absente des cartes ; les colonies françaises qui figuraient sur les mappemondes avaient l'air de les tracasser suffisamment.

Les Héléniens qui avaient séjourné hors de l'archipel gaucher avaient eu vent, au cours de l'année 1941, de l'existence d'un général à mauvais caractère, un grand type replié à Londres, dont on commençait à causer dans toute la Polynésie française et en Nouvelle-Calédonie. À ce qu'on disait, cet insoumis avait un joli timbre de speaker de radio qui ravissait les femmes, une voix mélodieuse dont il usait à l'occasion sur les ondes de la BBC, avec gentillesse, histoire de distraire les familles de métropole. Tout le monde s'accordait sur son prénom, Charles ; mais les uns affirmaient que son patronyme était d'Arc. D'autres, plus lyriques, soutenaient que c'était France. Un tout petit nombre était prêt à ficher leur billet que sa véritable identité était de Gaulle ; mais ceux-là étaient persuadés qu'il s'agissait d'un nom d'emprunt, comme au théâtre, pas mal trouvé d'ailleurs. Peut-être un chouia grandiloquent... À Port-Espérance, la rumeur disait de lui que c'était un gaucher très contrarié par l'école républicaine, et par les idées de sa hiérarchie droitière ; ce qui lui avait valu la sympathie immédiate des Héléniens. À vingt mille kilomètres des embrouilles européennes, aux confins de l'hémisphère austral, les informations arrivaient en lambeaux, par bribes, poétisées parfois.

Mais la nouvelle qui fut entendue dans la soirée du 7 décembre 1941 sur la radio de Sydney, que l'on réussissait à capter à Port-Espérance, était bien nette, insupportable de réalité. Le Japon venait d'esquinter méchamment la flotte américaine à Pearl Harbor ; les Etats-Unis allaient participer, eux aussi, à la mise à feu du Pacifique. Et pan ! Le grand incendie universel était à nouveau allumé, pour de bon ! Bis ! D'un coup, les grands espaces liquides qui entouraient l'île d'Hélène cessaient de protéger les Gauchers de la folie belliqueuse des droitiers. Fini les ciels dégagés du temps de paix ! Quand il était encore temps d'apprendre à aimer les femmes, en examinant différents modes d'emploi, en fignolant ses minauderies... La violence grossière des Mal-Aimés allait rappliquer dans les environs, et dare-dare ! Tout le cortège des vilenies de la guerre ! Des héroïsmes pas nets ! L'innocente horreur que répandent toujours les militaires... Pas de coupable ! Ce sont les ordres, la cascade des irresponsabilités en uniforme, que l'on dit parfois nécessaires...