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- Et les enfants ? s'entendit articuler Cigogne, livide.

- Ils sont à la maison, et vont bien. Ernest a juste eu une clavicule cassée.

Étrangement, les vents avaient ménagé Emily Hall, l'une des rares bâtisses de l'île qui demeurât en bon état. Cigogne s'y rendit promptement, afin qu'un but l'empêchât d'être avalé par sa douleur, excessive, pas tolérable. Le coup de fièvre ! Plus possible de se carapater en faux-fuyants ! L'impensable déboulait dans son quotidien, si soudainement, s'abattait sur son bonheur phénoménal, trop peut-être. Il lui fallait se cramponner à ses petites pensées, se rattraper à des riens qui lui traversaient la cervelle, pour ne pas s'effondrer dans la crevasse qui s'ouvrait en lui. Prodigieuse béance !

Tout en marchant vers chez eux, qui n'était plus que chez lui, Jeremy se découvrait une aptitude pour la souffrance, insoupçonnée. Il avait mal de partout, sentait son énergie se débiner, mais sa carcasse tenait bon, persistait à fonctionner, à respirer. Pourtant, c'était trop à la fois ; l'insoutenable pression du désespoir augmentait dans sa tête. Quand on perce un trou dans le crâne pour y loger un bâton de dynamite, et qu'on allume la mèche, on doit ressentir quelque chose d'approchant. Mais là, le cerveau, bien que pulvérisé par la détonation morale, s'obstinait à distiller du malheur pur en lui, comme s'il eût attendu cette occasion pour refiler à Jeremy tout le chagrin qu'il était capable de produire en bloc. Tout son bonheur d'avant, Cigogne l'expiait brutalement.

Comment allait-il se soutenir tout seul, dans cette épreuve qu'il ne se voyait pas traverser sans Emily ? Pour qui allait-il se parachever, en vieillissant ? Qui serait désormais le témoin des développements de leur amour ? Qui l'aiderait à montrer ses faiblesses, à quitter cette attitude lisse et indépendante qui le séparait si souvent des gens ? Qui le ferait remanier ses jugements abrupts qui disqualifiaient les êtres moins conquérants que lui ? Qui aurait le talent de l'éveiller aux beautés simples de l'existence, lorsqu'il ne trouverait pas en lui assez de sensibilité pour les saisir ? Qui continuerait à l'entraîner avec gaieté dans l'aventure d'être toujours plus vrai ? Qui saurait l'initier à l'art de s'avouer ? Bref, qui aurait assez d'amour pour entreprendre à nouveau de le civiliser ?

Ce n'était pas seulement Emily qui était enterrée dans la tombe qu'ils s'étaient choisie, face à la baie de Chateaubriand, c'était aussi le meilleur de lui-même. Après l'envolée de leurs années communes, Jeremy se sentait retomber dans sa fiente originelle. Les hommes sont issus du purin, c'est indiscutable ; alors que les femmes, elles, c'est différent. Le Créateur les a dispensées de tous ces désirs médiocres qui nous sont tassés dans l'âme, pour sûr ! Même leurs vices à elles nous sont charmants, hélas. Emily n'en avait-elle pas été la vivante preuve ? Rien qu'en songeant à elle, sur le chemin, Jeremy se trouvait d'un naturel moins chacal, moins porté à repiquer dans ses instincts pas très nets, exempté d'une partie de sa nature merdeuse et fausse, purifié en quelque sorte.

Et puis, comment vivrait-il à présent sans s'émerveiller chaque jour qu'une telle femme existât ? Peut-on s'accoutumer à un hiver perpétuel ? À ne plus entendre les fous rires d'Emily ? À ne plus jouir de cette manière qu'elle avait d'être heureuse, par instants, sans qu'elle manifestât alors la moindre retenue. Comment se passer de la chaleur de ses éclats de jubilation, de cette grâce qu'elle lui faisait en lui inspirant du désir ? De ses appétits si frais ? Du sillage d'alacrité qu'elle laissait derrière elle ? Avec Emily, c'était bien ce talent qu'a la vie de charmer qui s'en était allé. Et comment accepter de causer au passé d'un être inachevé ? Cigogne n'avait pas seulement perdu son épouse, mais aussi la femme mûre qu'il se réservait de découvrir, plus tard ; et cela terminait de le désespérer. Il eût tant voulu assister au spectacle du vieillissement de son Emily, se laisser émouvoir par ses rides naissantes, par son inquiétude face aux atteintes de l'âge, qu'il eût alors tenté d'apaiser. Tout en elle annonçait une embellie tardive ; il eût fallu du temps à sa belle personnalité pour se révéler toute, ne cessait-il de se répéter.

Au détour d'un virage, Cigogne aperçut Emily Hall et dit, d'une voix pâle :

- Elle est là...

L'espace d'une seconde, il fut tenté par la folie. Refuser l'inacceptable ! Il lui suffirait d'affirmer qu'Emily était toujours chez eux, recluse dans la partie de leur maison qui lui était dévolue. En quittant sa raison, il allait la faire survivre ! À lui tout seul ! Leur amour valait bien ce sacrifice, à la mesure de leur tendresse. Dans son esprit malade, elle continuerait à respirer, à se prélasser sous le même toit que lui. Pour elle, il se sentait plus fort que la mort ! Paré à lui donner tort ! À libérer son Emily de son tombeau. À quoi bon s'accrocher à cette décevante réalité ?

Algernon arrêta le tilbury, blêmit et demanda à Jeremy :

- Qui est là ?

En ce moment, Laura, Ernest et Peter surgirent devant la maison. Lord Cigogne les vit accourir vers lui, tressaillit et dit, essoufflé :

- Nos enfants...

Il venait de renoncer aux ténèbres de la démence, pour eux ; son choix n'avait tenu qu'à l'apparition de leurs sourires, de leur vivacité, en cet instant précis. Comme si, de l'au-delà, les mânes d'Emily fussent intervenus pour qu'il ne perdît pas pied. Rassuré, Algernon fouetta le cheval. Le tilbury repartit vers un avenir qui en était un ; bien que lord Cigogne ne le sût pas encore. Sur l'île des Gauchers, le deuil était une autre histoire d'amour, peut-être la plus belle.

34

Dans les débuts de son deuil, le zubial se montra particulièrement morose. Les bras en croix, il gisait sur le plancher, toujours à gémir, et ne consentait à se nourrir de fruits que lorsque Cigogne lui parlait de sa maîtresse défunte. Dès qu'il prononçait le nom d'Emily, Jeremy se sentait gagné par un enjouement fébrile, inquiétant. Mais la truffe du marsupial demeurait tiède ; son pelage rayé avait désormais l'air d'une moquette vétuste.

Saturé de chagrin, Cigogne connut encore des instants où il fut tenté de s'abandonner au délire de ressusciter Emily en pensée. C'est ainsi qu'un matin il pria Algernon d'étendre les vêtements de Madame sur le fil à sécher le linge, juste derrière Emily Hall.

Sir, répliqua Algernon avec circonspection, vous devriez renoncer à cette idée...

- Et pourquoi ?

- C'est que Madame...

- Ce n'est pas parce qu'elle est absente qu'il faut négliger le linge, n'est-ce pas ?

- Certes, Monsieur, mais je songe à vous, aux enfants...

- Algernon, faites ce que je vous demande.

Et lord Cigogne ajouta d'une voix frêle :

- Par pitié...

Algernon s'exécuta, parce que Laura, Peter et Ernest étaient absents. Un après-midi durant, Cigogne put contempler le linge d'Emily qui flottait sur le fil, comme avant, comme si elle l'eût porté la veille. Parfois, les alizés s'engouffraient dans une robe, suggéraient en la gonflant les formes d'Emily, fugitivement. Alors, porté par l'illusion, Jeremy se sentait dans l'esprit une manière de soulagement, de répit. Le malheur desserrait son étreinte, le temps que la brise s'essoufflât. Mais Algernon retira du fil ces fantômes d'Emily, avant qu'Ernest ne rentrât de l'école pour prendre son thé ; et il lança à son maître, sur un ton qui ne souffrait pas la contradiction :