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Furent-ils heureux ?

Sept ans après, ni Emily ni Cigogne ne pouvaient répondre oui. Certes, des bonheurs leur étaient venus, un troisième enfant qu'ils appelèrent Ernest, des instants d'éblouissement volés au quotidien ; mais ils n'avaient pas su métamorphoser leur passion en un amour véritable, mirifique. Jeremy avait eu beau s'insurger contre l'amoindrissement des désirs, la féerie des débuts s'était estompée peu à peu, sans que rien de palpitant ne s'y substituât. Au fil des malentendus, des incompréhensions, leurs rapports étaient devenus moins réels. Quoi qu'il se passât désormais, rien n'arrivait vraiment entre eux, alors que l'un et l'autre étaient désireux de s'aimer. Derrière les turbulences de la vie à deux, ils avaient de plus en plus de mal à s'apercevoir. Je t'aime mais tu es inatteignable ! avaient-ils envie de se crier. Etait-ce la faute au temps qui passe ?

Longtemps, Cigogne l'avait cru ; il s'était même efforcé de combattre cette déconfiture par des procédés rocambolesques. Mais à présent il sentait combien la prétendue usure n'était qu'un mensonge, un alibi pour justifier les lâchetés et la prodigieuse nullité des maris. Le fond du dossier, c'était bien l'incapacité des hommes  - et la sienne ! - à mettre en paroles et en actes leurs sentiments, à composer un quotidien enfin gouverné par une exigence amoureuse. D'où venait ce tragique décalage entre l'ordinaire que les couples connaissent et les abandons délicieux que chaque homme souhaiterait vivre ? Car enfin, qui ne vivrait constamment dans les délices d'un amour authentique, dans un tumulte des sens nourri par une attention de jardinier occupé chaque jour à cultiver ses sentiments, à bouturer une griserie sur une autre ?

Chacun sait à peu près comment faire l'amant ; les romans sont riches de bons exemples. Mais comment pratique-t-on l'art d'être un mari ? Les mythes européens restaient étrangement muets sur cette question ; tous régnaient sur le monde de la première jeunesse, rares étaient ceux qui concernaient la vie amoureuse des adultes. Ces interrogations fermentaient dans la cervelle de Cigogne. Dans son entourage de Kensington, tout le monde semblait croire que le seul fait d'éprouver des sentiments était suffisant et que, ma foi, si ceux-ci se carapataient, c'était la faute à la fatalité, aux années qui filaient. Cette idée était tenace, presque indélébile ; elle imprégnait l'Europe depuis si longtemps. On la refilait à nos enfants, à notre insu pour ainsi dire. La littérature fourmillait d'histoires d'amour qui se gâtent, en suivant une pente que chacun s'accordait à trouver naturelle.

En sept ans de lecture dans la bibliothèque Blick, Cigogne n'avait pas trouvé un seul ouvrage de qualité qui eût dépeint des amours heureuses. Avec une complaisance morbide, les gens de plume s'attachaient à établir des précis de décomposition des sentiments ou à relater des conquêtes ; mais tous fuyaient l'idée d'un bonheur possible entre un homme et une femme. Là était le conformisme littéraire européen, dans cette passion faisandée pour le ratage amoureux. Il se trouvait des bataillons d'écrivains décharmés de tout pour fignoler la peinture de ces couples qui n'en finissent pas de ne plus savoir se causer ; le fin du fin étant de faire sentir à son lecteur que la déroute des sentiments n'est pas une option mais la conclusion naturelle, inéluctable, de toute liaison. Ah, que c'est noble, le tragique... et élégant, avec ça !

Une fois, Cigogne était tombé sur un petit roman atypique au titre bizarre : Le Zèbre, l'histoire d'un mari extravagant qui partait à la reconquête de sa femme, après quinze ans de mariage. L'auteur, un écrivaillon français mort à vingt-trois ans, se rebellait contre la fatalité de la débandade de la passion ; mais sa prose était maladroite, insuffisante pour donner au roman tout le souffle que requérait son sujet. Et son héros n'était qu'un adolescent prolongé, accroché qu'il était à son idée de faire survivre sa passion, sans chercher à la transmuer en un amour authentique. Sans doute l'auteur du Zèbre était-il trop jeune pour s'aventurer dans cette voie.

À trente-huit ans, lord Cigogne entendait faire de sa vie l'histoire de gens heureux et gommer en lui les croyances délétères de sa civilisation, ces ondes de pensée qui l'égaraient. Son ambition n'était pas de rester l'amant de sa femme, mais de mettre de l'art dans le fait d'être son mari. Il ne rêvait plus de griser Emily en l'entraînant dans ses mises en scène romanesques. Si ses intrigues pouvaient la distraire, elles ne suffisaient pas à la contenter. Ces jeux n'allaient plus jusqu'à son âme. N'étaient-ils pas nés pour d'autres exigences, afin de satisfaire leurs aspirations ? Toutes ! Même les plus secrètes. Ah, tenter l'aventure de se combler ! Là était le sens de leur destinée commune.

Tandis qu'il veillait la dépouille de son chimpanzé dans la pénombre de la chapelle de Shelty Manor, lord Cigogne ignorait encore qu'il était sur le point de faire la découverte capitale qui allait dynamiter son existence réglée.

Quelque part sur cette terre, un étonnant petit peuple avait répondu pour lui à cette colossale question : comment fait-on pour aimer ?

2

Tard dans la nuit, lord Cigogne se trouvait seul dans la bibliothèque de la Royal Geographical Society de Londres, qu'il présidait. Penché sur un vieux pupitre, il consultait avec fièvre une liasse de documents moisis. Ce qu'il venait de découvrir le précipitait dans une méditation ardente. Tout ce qu'il cherchait depuis des années était là, sous ses yeux, décrit dans ce dossier humide légué à la Geographical Society par feu lady Brakesbury, une vierge de cent deux ans.

Le pucelage de cette antique lady avait résisté à presque un siècle de turpitudes acrobatiques, avec d'autant plus de mérite que ses appétits sensuels étaient, paraît-il, faramineux jusque dans sa quatre-vingt-cinquième année ; mais elle prétendait que l'onanisme exercé avec art préserve des avaries courantes qui vont avec le vieillissement. Lady Brakesbury avait une autre particularité, qui nous intéresse plus précisément : éprise de Paris et de ses célébrités littéraires, elle avait longtemps eu des complaisances pour Jules Renard, l'écrivain parisien, en y laissant parfois son dentier ; or le père de l'auteur de Poil de Carotte, le capitaine Renard, grand navigateur, avait fait don de son journal à son fiston ingrat, peu avant d'expirer. Ce journal prodigieux était la pièce maîtresse de la liasse de papiers qui chavirait tant lord Cigogne. Reconnaissant, Jules Renard l'avait à son tour légué à sa vieille amie. C'est ainsi que ce document était arrivé entre les mains de lord Cigogne. À quoi tiennent les choses !

À en croire le capitaine Renard, une île singulière gisait dans l'hémisphère sud, entre les 22° 15 et 22° 17 de latitude sud et sur une longitude qu'il est encore prudent de taire, quelque part en Océanie, très au large de la Nouvelle-Calédonie. L'île d'Hélène, puisque tel est son nom, fut visitée en 1568 par l'Espagnol Mendaña de Neira qui découvrit aussi les îles Salomon, oubliées pendant deux siècles et redécouvertes en 1768 par le Français Bougainville. Mais l'île d'Hélène  - sur laquelle ne vivait aucun naturel  - ne fut rattachée aux annales de l'Europe qu'en 1874, par Auguste Renard ; c'est d'ailleurs lui qui baptisa ainsi ce bout de terre en lui donnant le nom de sa femme. Le grand Cook lui-même ne put la trouver, malgré les indications de Mendaña de Neira, tant ce territoire austral est protégé par des vents contraires ainsi que par de puissants courants marins.

Le capitaine Renard ne dut sa redécouverte de l'île qu'à un naufrage. Sa goélette ayant été pulvérisée par un cyclone hargneux, il se retrouva seul rescapé sur l'une des plages de l'île, le 2 février 1874. Courageusement, il confectionna un radeau avec des troncs de pins colonnaires, ces grands résineux d'Océanie qui, de loin, ont une allure de colonne basaltique ; puis il se laissa dériver jusqu'à la Nouvelle-Calédonie, poussé par les alizés qui règnent sur la région. Mais il dissimula l'existence de l'île d'Hélène pendant onze ans. Cette terre du Pacifique était son secret, son pays intérieur où, dans ses songes, il projetait parfois de créer une nouvelle société, chère à son cœur.