Выбрать главу

Sir, c'est la dernière fois ! For God's sake ! Avez-vous oublié quel sang coule dans vos veines, my lord ? You're an English man !

Cigogne se le tint pour dit et se renferma dans un désarroi muet jusqu'en cette soirée de mai où lord Tout-Nu vint faire une visite amicale à son compatriote accablé. Alors que déclinait la lumière de l'automne austral, Jeremy s'enfonçait peu à peu dans un renoncement aux choses de la vie, absorbé qu'il était par le gouffre de sa mémoire. Plus de présent ! Il se maintenait alors dans une macération de voluptés évanouies, de journées enfuies, effeuillant un à un les souvenirs qui composaient son bonheur confisqué, sans songer une seconde que leur amour pût s'épanouir, enfin, et connaître cette apothéose que seule la mort permet ! Englué dans ses réflexes d'ex-droitier, il ne concevait pas que la séparation pût marquer l'aube d'une nouvelle aventure.

- Jeremy, il faut un avenir à votre histoire d'amour, car c'en est bien une... murmura sir Lawrence avec douceur, en craignant de heurter son ami.

- Un avenir... reprit Cigogne. Alors que tout est fini ?

- Je vous le concède, my old friend, tout semble fini...

Les propos inattendus que sir Lawrence lui tint le déconcertèrent tout d'abord ; puis, dans sa nuit, il écouta ces paroles qui contenaient une approche gauchère de la mort, un espoir mirobolant de retrouvailles avec Emily, dans une communion d'un type inédit pour lui, sur cette terre. Pas sous d'autres cieux ! Ici-bas, répéta lord Tout-Nu, et dans des délais raisonnables ! Le zubial flaira une éclaircie, redressa ses oreilles velues et, l'œil allumé, traversa le salon sans se traîner, afin de gober cinq bananes ; puis il ouvrit une fenêtre et bondit dans la belle journée sur laquelle elle donnait. Si l'amour de ses maîtres se fût soudain porté au mieux, il n'eût pas montré plus d'appétit et de jovialité.

Heureux que Cigogne l'eût entendu, sir Lawrence ajouta :

- Pour ce qui est du costume de deuil, nous avons pour coutume ici de nous habiller en blanc, une année durant.

- En blanc ? s'étonna Jeremy. Mais n'y a-t-il pas déjà des jours blancs ? Où l'on se libère de son personnage habituel ?

- Et où l'on se détache de tout ce qui nous oblige, en effet ! Mais, croyez-moi, pour achever ce qui vous attend, vous n'aurez pas trop d'une année blanche !

En regardant sir Lawrence s'éloigner vers Port-Espérance en pleine reconstruction, Cigogne était songeur. Le soir même, Peter, Laura et Ernest se crurent autorisés à manifester un peu de leur légèreté d'antan ; ils avaient remarqué que le zubial était d'humeur badine, disposé à redevenir l'animal farceur qu'il avait été quand leurs parents vivaient d'amour et de facéties.

35

Le lendemain, lord Cigogne prit sur lui de s'habiller de blanc et d'entrer dans les appartements d'Emily qui étaient restés clos depuis sa mort. Peu après son retour à Port-Espérance, Jeremy avait craint de tuer le souvenir de sa femme en dissipant les effets de sa présence à Emily Hall. Ouvrant un volet, il découvrit alors ses menus objets, tels qu'elle les avait vus pour la dernière fois, dans sa hâte à fuir le cyclone ; et il songea que cette multitude de petits vases, d'assiettes dépareillées, de colifichets inutiles, d'abat-jour désuets dont elle raffolait l'avait toujours agacé, tout comme cette manie qu'elle avait de s'encombrer d'objets en retraite qu'elle se promettait de réparer. À vrai dire, bien des choses dans sa nature l'avaient toujours horripilé ! Bien qu'il l'aimât, ou parce qu'il l'aimait... Une bouffée de nostalgie le traversa alors qu'il se remémorait leurs altercations pour des vétilles, et leurs orages aussi ; puis il repensa aux propos de la veille de ce bon sir Lawrence :

Tout ce qui vous agaçait chez elle, n'était-ce pas le reflet de ce que vous n'avez jamais su vivre, my old friend ?

Une autre saillie lui revint :

L'autre n' est-il pas le plus fidèle miroir de nos impuissances ? Il se pourrait que ce soient vos handicaps surmontés que vous avez aimés en elle...

Lord Tout-Nu n'avait pas tort ; en tirant sa révérence, Emily lui avait en quelque sorte laissé la place pour qu'il cultivât ces zones de lui-même laissées en friche. Maladroitement, Cigogne saisit un abat-jour ancien qu'elle avait projeté d'arranger, bien avant son départ précipité pour l'Angleterre ; puis, alors qu'il s'efforçait de le bricoler, Jeremy comprit tout à coup ce qui l'avait agacé dans cette passion pour le rafistolage, à l'époque. C'était bien qu'Emily sût se livrer à ces petites tâches qui relient à la vie, alors que lui en était incapable. Pourtant, dans le même temps, il aimait Emily d'être ainsi, pour cette faculté qu'elle avait d'exister avec intensité en se mettant tout entière dans ses menues activités. Jeremy ne goûtait rien tant que la façon qu'elle avait de mettre en scène leur vie, par ces nappes qu'elle jetait sur de vieux meubles, ce climat qu'elle suscitait par des riens, cette grâce qu'elle répandait sur eux, qui témoignait d'un accord profond entre elle et le monde réel. Cigogne avait toujours eu le plus grand mal à s'insérer dans le quotidien, à trouver une aisance qu'il lui enviait. Il se sentait si malhabile à bien vivre, presque un étranger sur cette terre, pas très à son aise dans le grand corps qui lui avait été donné, bien qu'il semblât plein d'assurance.

Seul au milieu des appartements d'Emily, lord Cigogne réparait pour la première fois un vieil abat-jour, s'essayait à devenir Emily, et peut-être lui-même. Mais cette fois il ne jouait pas, comme lors du Carnaval des Gauchers. Il s'efforçait d'aimer sincèrement cet objet qu'il soignait, comme si cet abat-jour éventré avait pu l'aider à apprivoiser la vie matérielle. Au bout de quelques heures, Jeremy se surprit même à éprouver un peu du plaisir simple qu'Emily retirait jadis de cette activité, cette sorte d'intimité qui se crée avec l'objet et qui donne le sentiment de participer à sa propre existence.

- Qu'est-ce que tu fais ? murmura tout à coup Ernest, qui était entré sur la pointe des pieds.

- Je... Ta mère est en train de m'apprendre à vivre ! répondit-il en souriant.

- Tu peux me conduire à ma leçon de piano ? Je suis un peu en retard...

- Nous avons encore le temps, mon chéri...

- Mais non !

- Mais si ! Ta mère disait que...

- Tu ne vas pas devenir comme maman ? lâcha soudain Ernest.

- Si, justement. Si !

À compter de ce jour, lord Cigogne s'autorisa à faire siens presque tous les comportements d'Emily qui, naguère, l'irritaient tant ; et à sa grande surprise il s'en trouva mieux, comme réconcilié avec elle, par-delà leurs différences, et avec l'envers de son propre tempérament, cette face qu'elle lui cachait de son vivant. Plus il était elle, plus il parvenait à saisir les choses simples de la vie, dans leurs grandes tonalités fondamentales, plus il se sentait dans une communion passionnée avec celle qui était plus que jamais sa femme. Quel vertige d'amour ! Au cours de la journée, ça le saisissait, de temps à autre ; et cet accord parfait avec son épouse l'émouvait parfois plus qu'il ne l'eût été s'ils eussent fait l'amour. Jeremy l'aimait toujours davantage et la remerciait sans cesse de le conduire dans ces enclaves de lui-même qui étaient comme mortes. C'est ainsi qu'il se découvrit un véritable don pour faire naître des situations propres à rencontrer authentiquement les autres, comme elle le faisait, en les priant de lui rendre service ou en faisant rouvrir les boutiques fermées... Il devint moins prévoyant, plus confiant dans le hasard, qui se plaît tant à être généreux avec ceux qui lui font crédit. Par degrés, son existence moins prévisible se mit à ressembler à celle qu'il eût pu continuer de mener avec elle ; si bien que Cigogne résolut un jour de réunir les deux appartements du rez-de-chaussée. Il n'était plus lui mais eux deux, et d'une certaine façon véritablement lui-même.