Commença alors l'une des périodes les plus heureuses de leur histoire. Avec étonnement, lord Cigogne s'aperçut que l'amour ne peut, d'une certaine manière, être parachevé que dans la séparation, comme si la présence physique d'Emily eût été un obstacle insurmontable à la convergence totale de leurs deux natures. Comment concilier parfaitement des inclinations contraires, des rythmes intimes ?
Veuf, Jeremy put reconstituer d'elle, à partir de leurs souvenirs et de ce qu'il venait d'éprouver en intégrant Emily à son être, l'essence pure de ce qu'elle avait été et de ce qu'elle serait en lui pour toujours, dans une unité qui se moquait des apparentes contradictions d'Emily. Qu'elle l'eût aimé dans la fidélité et qu'elle l'eût trompé par deux fois dans le même temps devenait enfin compatible, au-delà des actes, loin de l'enchaînement des susceptibilités, des pièges de l'amour-propre. Les aspirations d'Emily les plus opposées ne l'étaient plus. Cigogne et Emily étaient enfin en position de ne plus léser l'autre en le bornant. Au contraire, ils se ménageaient l'un pour l'autre toujours plus de liberté d'être soi, toujours plus d'étendue. Ils pouvaient enfin espérer et obtenir un amour illimité, sans conditions, libéré de tout ressentiment, purifié de leurs vieilles incompréhensions, de toute petitesse. Une pure lumière les nimbait à présent lorsque Jeremy pensait à eux, assis sur le rocking-chair du salon d'Emily Hall ou quand il fréquentait les auteurs qu'elle goûtait, en s'arrêtant aux pages qu'elle avait cornées. Jamais leur amour ne fut plus violent et profond que dans cette année de deuil gaucher.
Un soir que lord Cigogne se promenait avec Ernest sous les flamboyants de l'avenue Musset, il aperçut des amoureux occupés à se bécoter sur les bancs publics ; et pour la première fois il se surprit à ne plus les envier. Au contraire, il éprouva comme un bonheur à être au-delà des joies imparfaites qu'il avait connues lorsque Emily le caressait encore, alors même qu'elle et lui se croyaient parfois au comble de la félicité. L'histoire d'amour qu'il traversait en solitaire dépassait en fièvre ce qu'il avait pu imaginer à l'époque ; mais Jeremy se doutait qu'aucun des couples enlacés sur les bancs ne l'eût cru s'il le leur avait dit. Sa ferveur était pour lui, et pour Emily bien sûr, si difficile à faire partager aux vivants. Le sourire aux lèvres, il se contenta de dire à leur fils :
- My dear Ernest, je crois qu'il est temps d'accomplir le dernier rite gaucher de mon deuil : nous allons brûler Emily Hall !
Huit jours plus tard, Jeremy revêtit un costume blanc, le plus dandy qu'il possédât ; puis, le soir venu, il mit une rose blanche à sa boutonnière et alluma l'incendie qui, aussitôt, commença à dévorer cette maison qu'il avait conçue et bâtie de ses mains pour Emily. Lord Tout-Nu, la famille Cigogne et Algernon assistèrent à cet embrasement avec une émotion contenue, très britannique. Seul le zubial manifesta sans fard sa jubilation.
Cigogne pensait pouvoir se dérober à des sentiments trop vifs, à l'emprise de leur passé si fort qui, par instants, venait le titiller en de fugaces sensations, par des bribes de souvenirs enchanteurs qui lui traversaient l'esprit, tandis qu'Emily Hall flambait. Mais Jeremy tint bon, habilla son malheur d'un peu de sublime, en y croyant à leur futur radieux dont il serait le gardien. Les sagesses qu'il avait déployées depuis un an ne le mettaient-elles pas à l'abri des regrets ? Par-delà les vertiges de la nostalgie ? Il se sentait comme en franchise de toute souffrance excessive, loin des emballements du chagrin.
Quand soudain, en regardant les visages pétrifiés de ses enfants, Cigogne fut rattrapé par une tristesse énorme. Il lui sembla tout à coup que la vie lui avait confisqué Emily si vite qu'il n'avait pas assez pris d'elle. Les flammes se ruaient sur leur maison, effaçant les traces, les preuves de leur existence commune. Ses robes, ses bottines, ses romans annotés, ses parfums, ce décor fait pour leur amour, tout ce qui avait été Emily se consumait. Il eut le sentiment qu'elle mourait à nouveau, jusque dans les objets qui lui avaient appartenu. Emily Pendleton lui échappait, sans recours ! Alors des larmes lui montèrent aux yeux, et il se sentit seul comme jamais, avec son pauvre amour pour lutter contre le lent travail de l'oubli.
Ernest fut le premier à s'apercevoir que son père sanglotait. L'adolescent glissa sa main dans celle de Jeremy et lui tendit son mouchoir, avec une douceur qui se voulait protectrice. Mais il fallut bientôt essuyer les yeux de toute l'assistance. La contagion des pleurs fut immédiate, bouscula les pudeurs. Un beau relâchement qui se moquait de la retenue qui sied à une assemblée de gentlemen ! Un joli moment où la sincérité se passa de mots. Pleurer fut le seul langage qu'ils trouvèrent pour se causer, le seul qui leur permît de se sourire tout en disant l'horreur de leur chagrin.
Muet, le clan attendit l'extinction de la dernière flamme ; puis Algernon s'essuya les yeux et remit son chapeau melon avec dignité. Sir Lawrence s'éclipsa sur son ketch amarré dans la baie. Lord Cigogne fit ensuite monter tout son petit monde dans le tilbury, sans oublier le zubial. La sérénité de Cigogne était à présent extraordinaire ; elle se sentait dans toute son attitude, sur ses traits radieux, dans ses yeux encore mouillés. Il contempla une dernière fois les cendres de ce qui avait été leur demeure, et fit claquer son fouet. Emily habitait désormais son cœur de Gaucher, pour l'éternité.
36
Le 2 décembre 1992, lord Cigogne connut une victoire posthume : le succès du parti de l'Ouverture aux élections héléniennes. Mort à quatre-vingt-six ans, le 30 juillet 1980, Cigogne avait fondé peu après la fin de la Seconde Guerre mondiale ce grand parti d'opposition, le seul qui passionnât jamais les colons de Port-Espérance. L'idée de Jeremy était de faire participer les Gauchers à la reconstruction du monde des droitiers, d'ouvrir l'île afin que l'univers pût bénéficier de l'expérience de leur petite société australe, née d'une utopie. Qu'ils fussent peu nombreux ne signifiait nullement que leur influence devait être négligeable. Combien étaient les Athéniens sous Périclès ? avait-il coutume de s'exclamer.
Lors de son voyage à Londres, en janvier 1942, Cigogne avait été frappé, et peiné, par le sentiment de résignation qui dominait alors, derrière les flonflons patriotiques, comme si la réalité britannique eût été la seule concevable. Personne, au fond, n'avait l'air de croire que la vie pût être refaçonnée un jour afin qu'elle eût davantage de sens. La déconfiture des passions ? L'impossibilité de réussir à aimer ? Des fatalités ! L'existence tout entière régie par le dieu Travail ? Inévitable, qu'on vous disait ! Le progrès technique, opiniâtre à abîmer les êtres ? Un inconvénient désagréable, certes, mais incontournable ! Fallait s'user à vivre, pas trop bien, ravaler ses espérances, et toutes ses illusions. Ou les confier à un parti politique, histoire de se faire berner. Pas une seconde il n'était question de rébellion radicale, de dynamiter les conformismes des contestataires officiels et les vieilles croyances ! De se défaire de toute cette rouille de l'esprit ! On s'en accommodait, avec un peu d'aigreur forcément.
Ce qu'avaient connu Cigogne et Emily, dans cet archipel gaucher d'Océanie, était si foutrement joli que Jeremy entendait le faire connaître ailleurs, le partager ! Pas pour claironner qu'ils possédaient la vérité à Port-Espérance ! Mais qu'il était possible de se mettre en chemin de la chercher, à tâtons, de manière à soigner moins mal ses sentiments. Alors il avait créé ce parti de l'Ouverture, avec le rêve de convaincre les Héléniens d'ouvrir leur archipel, l'île du Silence, Muraki et toutes les autres îles. Mais trente années de coups de gueule, de persuasion exaltée n'avaient pas suffi à diminuer les craintes d'une invasion droitière et des poisons que recèlent les séductions du monde des Mal-Aimés. Et si les jeunes Gauchers y succombaient ? entendait-on dans les cafés de Port-Espérance. On redoutait surtout l'importation de ce goût du malheur qui infectait l'Europe, de cette esthétique du désespoir qui prévalait en littérature ou au cinéma, de cette ironie élégante que les Européens affectaient d'adopter, plutôt que de se laisser porter par le vent frais de leurs enthousiasmes. Tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes gauchers ; pourquoi rompre cette quiétude ? ne cessait de marteler le parti adverse, celui des isolationnistes.