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Dix ans plus tard, le capitaine Renard quitta avec fracas la Société de géographie de Paris. Zola et d'autres gloires de cette époque le soutinrent à grands renforts de colonnes. Comme de nombreux officiers coloniaux, Renard père avait embrassé la cause de cette société afin d'y partager son goût pour une géographie comprise à l'époque comme synonyme d'exploration. D'abord navré puis révolté de voir se gâter d'autres civilisations au contact de la nôtre, il conçut le projet de fonder une société concurrente qui se défierait des poisons de la colonisation ordinaire. Il entendait mettre ses talents au service d'une colonisation qui ne transporterait pas outre-mer les vices des Blancs, leur inaptitude au bonheur, la culpabilité qui les mine et toutes ces fausses valeurs qu'il regardait comme les ferments de l'hystérie morbide dans laquelle nous baignons encore. Auguste Renard espérait corriger ailleurs les travers de notre monde, purger les nouvelles sociétés qui se créaient en Océanie et en Afrique de la phénoménale agressivité des Européens, toujours plus grippe-sous, en proie à une perpétuelle fringale de pouvoir, incapables de pratiquer cet amour quotidien dont parlent les Evangiles.

Renard avait toujours été frappé par la médiocrité du commerce qu'établissent les hommes et les femmes sous nos latitudes. On le sait, la vie amoureuse jouit en Europe d'une place secondaire, occupés que nous sommes à accomplir des tâches qui nous semblent inévitables et qui nous détériorent. Aux yeux de Renard, une civilisation n'était développée qu'à proportion de sa capacité à donner carrière à une vie sentimentale de qualité ; pour lui, vivre c'était l'aventure d'aimer une femme ou un homme. Or, de toute évidence, l'orientation principale de notre culture n'était pas celle-là !

Le capitaine Renard rêvait de fonder une colonie où les rapports entre les hommes et les femmes seraient la colonne vertébrale de l'organisation sociale, le souci majeur au regard duquel toute règle collective serait arrêtée. Notre utopiste, grand lecteur de Fourier et de Proudhon, voulait établir un ordre social où l'attention aux choses de l'amour et la recherche de la tendresse se substitueraient à l'agressivité, à l'initiative personnelle, à l'émulation économique, à l'instinct de possession  - mobiles habituels de notre civilisation.

Renard était né gaucher dans un monde de droitiers ; jamais il ne s'était senti à son aise dans cet univers où rien n'était fait pour lui, où tout lui semblait à l'envers, les poignées de porte comme les espérances. Ses camarades rêvaient de trajectoires brillantes, honorables ; lui ne songeait qu'à aimer Hélène, sa femme, et à se préserver des calculs de la vie des carriéristes. Son entourage parisien raillait son goût pour le bonheur, se gaussait de ses naïvetés. Lui n'avait jamais vu d'élégance dans le fait de mariner dans ses désarrois, de s'y complaire en y découvrant une esthétique. Il croyait en la beauté d'un amour illimité, dans un milieu d'officiers républicains où il était de bon ton de sourire de ce genre de mièvrerie. Toujours il s'était senti en porte à faux, décalé. Parfois, il avait le sentiment d'être passé enfant à travers un miroir. Dans sa folie, il en était venu à penser qu'un monde de gauchers serait peut-être un univers à l'endroit, et que seule une colonie de gauchers serait à même de jeter les bases d'une civilisation qui placerait l'amour au centre de l'existence.

Dès 1884, Auguste Renard fonda la Société géographique des gauchers, à Paris, afin de rallier tous ceux que son utopie tentait. Nombreux furent les Parisiens ricaneurs (pléonasme...) ; mais il se trouva quelques centaines de gauchers français, indisposés par notre société droitière, pour le suivre. Il y eut également de faux droitiers, vrais gauchers contrariés par l'école républicaine, et d'authentiques droitiers pour les rejoindre, avec enthousiasme ; ces derniers eurent même le désir de se contrarier, comme pour passer de l'autre côté d'eux-mêmes, mais Renard les pria de n'en rien faire. Comme tous les gauchers, Auguste savait ce qu'il en coûtait d'être contré dans son naturel ; tolérant, il entendait les accueillir tels qu'ils étaient. Ces gens différents espéraient bâtir une cité nouvelle où l'on verrait un jour des rapports plus tendres entre les hommes et les femmes. Tous adhéraient à ce thème autour duquel s'annonçait la future vie gauchère des îliens. On l'a deviné, Renard songeait à l'île inhabitée d'Hélène pour y fonder cette colonie d'un type inédit.

Les premiers colons appareillèrent du Havre le 18 février 1885, à bord de L'Espérance, un grand clipper racheté à bon compte à une maison de commerce de vins de Bordeaux par la Société des gauchers. Le bâtiment, commandé par le capitaine Renard, allait devenir le Mayflower des Gauchers. Les entreponts avaient été chargés de bétail, les cales garnies de semences. À bord, on comptait un ingénieur hydrographe, un souffleur de verre, quelques charpentiers, sept boulangers, toute une société gauchère résolue à mieux aimer, moins aveuglément. Cet épisode est aujourd'hui peu célèbre mais, à l'époque, il connut un assez grand retentissement. La presse parisienne s'en fit largement l'écho, pour s'en gausser. Les éditorialistes - Anatole France en tête  - pronostiquaient tous que cette utopie échouerait, comme toutes les tentatives antérieures de création de phalanstères[1] et autres sociétés utopiques, en Amérique du Nord ou ailleurs.

Le navire se couvrit de toile. Il disparut bientôt au-delà de la ligne d'horizon, descendit jusqu'aux Canaries, atteignit Rio de Janeiro le 15 mars, et on n'entendit plus jamais parler de L'Espérance. Tout le monde crut que le clipper et sa cargaison de gauchers avaient sombré dans le Pacifique Sud, du côté de Vanikoro.

En réalité, Renard avait conduit ses compagnons et leurs femmes à bon port, quelque part en Océanie. Pour sceller leur nouveau destin, les gauchers avaient démonté leur navire pièce par pièce dans la petite baie de l'île d'Hélène. Le bois servit à construire les premières maisons qui forment toujours la rue principale de la ville qu'ils baptisèrent Port-Espérance. Ainsi commença l'une des plus extraordinaires épopées de la colonisation, l'histoire de ces gauchers partis se délivrer des poisons de la vie droitière.

Sans doute est-ce la première fois que vous entendez parler de cette île des Gauchers ; ne vous en étonnez pas. L'île d'Hélène est absente des cartes depuis le décret salvateur du 2 juillet 1917 par lequel Georges Clemenceau ordonna cette omission au Bureau national de cartographie ; l'actuel Institut géographique national, qui succéda au BNC, se soumet d'ailleurs toujours à ce décret méconnu. On oublie parfois que l'écolier Clemenceau fut un gaucher contrarié par ses instituteurs ; fidèle à sa nature véritable, il se montra toute sa vie un grand protecteur des Gauchers.

Bien qu'ils fussent ouverts à tous ceux qui désiraient s'établir chez eux pour y partager leurs coutumes changeantes, les Héléniens  - c'est ainsi qu'ils se nommaient eux-mêmes  - eurent toujours la crainte que leur particularisme ne fût trop connu des foules occidentales et asiatiques. Ils redoutaient un tourisme de droitiers ou, pis, une invasion massive de ces derniers qui, en s'installant dans l'île, auraient mis en péril la singularité de leur étonnante petite société. D'ailleurs l'accès de l'île fut toujours malaisé ; aucune liaison régulière aérienne ou maritime ne permit jamais de se rendre à l'île d'Hélène. Les Gauchers de Port-Espérance s'y opposèrent à chaque référendum.