L'aventure du capitaine Renard avait donc réussi. Cette société singulière s'était perpétuée jusqu'en cet hiver de 1932 ; les documents qui accompagnaient le journal d'Auguste Renard l'attestaient. Au fil des années, des vagues d'immigrants gauchers - principalement - étaient venues, discrètement, augmenter cette colonie qui atteignait en 1929 trente-neuf mille sept cent vingt-huit âmes[2] ; mais, toujours, ils étaient parvenus à maintenir la proportion de gauchers et de droitiers qui était, là-bas, inverse de celle que l'on trouve ordinairement sur notre planète. Plus Cigogne parcourait ces vieux papiers, plus son exaltation s'enflait ; car pendant presque un demi-siècle, ces inventeurs d'un nouveau monde n'avaient cessé de se poser la question qui l'obsédait à présent : comment fait-on pour aimer, pour se libérer des manœuvres de l'inconscient qui esquintent l'amour ?
Leurs réponses déconcertantes l'enthousiasmaient.
L'île d'Hélène n'était pas qu'un paradis pour gauchers ; c'était surtout un extraordinaire laboratoire de l'art d'aimer. Il n'était pas une branche de la culture humaine, pas un ordre d'activité qui ne fût empreint de cette quête, revisité à l'aune de leur exigence : l'architecture bizarre des bâtiments, le calendrier inédit qui rythmait leur existence, l'ensemble de leurs rites étranges et divertissants, de leurs fêtes, l'éducation ahurissante dispensée aux enfants, leurs choix économiques, leur façon de parler le français, de se rencontrer, de se cocufier, d'accueillir ou de refuser les progrès techniques, que sais-je encore ? Tout s'intégrait dans un mode de vie surprenant qui ne relevait guère de la société commerçante que nous connaissons en Europe.
Dans cet univers protégé des croyances malignes des droitiers, la réussite se mesurait à la capacité d'aimer. Explorer toutes les facettes et tous les pièges du cœur humain était la grande, l'unique affaire de ce petit peuple de Gauchers ; tout concourait à l'exercice de cette passion, sans que rien fût jamais fixé définitivement. À en croire la liasse de documents légués par lady Brakesbury, cette terre australe était bien l'endroit du monde où l'on trouvait les rapports les plus tendres entre les hommes et les femmes.
L'expression que les Gauchers employaient à l'époque pour désigner ceux qui vivaient au-delà de la ligne d'horizon - le reste de l'humanité - est d'ailleurs significative : les Mal-Aimés. Par-delà le vaste océan Pacifique se trouvait selon eux le monde sans féerie des droitiers, là où vivaient les peuples qui subissent la lente détérioration de leurs amours.
La dernière page lue, lord Cigogne repensa à la mort d'Harold, son grand singe qui n'avait pas supporté la société des hommes, si vide de sens, si rongée par cette violence ordinaire faite de méfiance et de jugements que chacun se croit autorisé à porter sur les autres ; et soudain, il comprit l'insondable désespoir de son chimpanzé morose. L'existence de droitier qu'il avait lui-même menée depuis sa sortie de la bibliothèque Blick lui sembla vaine, absurde. Son métier, le commerce mondain qui allait avec sa position d'aristocrate londonien, mille occupations artificielles avaient pris le pas sur sa vie amoureuse, l'avaient éloigné des seules interrogations qui comptent, celles qui touchent aux maladies qui minent les amours les plus fringantes. En s'accordant avec le monde des Mal-Aimés, il s'était enlisé dans un quotidien accaparé par ces prétendues activités inévitables, en oubliant de distinguer l'essentiel de l'ivraie.
À presque quarante ans, il y avait urgence à s'aimer. La seule réalité n'était-elle pas celle des sentiments ? Le reste ne faisait-il pas semblant d'exister ? Il lui fallait arrêter ses conneries, mettre un terme à toute la disconvenance qu'il voyait entre lui et l'Europe industrielle, s'arracher au monstrueux désenchantement des droitiers, quitter l'eau morte de son présent, appareiller pour cette civilisation peuplée d'êtres plus conscients d'eux-mêmes, cette île poétique qui lui semblait être sa vraie patrie. Cigogne se sentait dépossédé de sa vie dans cette Angleterre défigurée par la Grande Crise des années trente, au sein de cette société que ne soutenait aucun grand dessein. Il voulait piloter autrement sa destinée, convertir enfin sa passion pour Emily en un amour phénoménal, à plein temps et, là-bas, rencontrer vraiment sa femme.
Cigogne avait toujours cru que les commencements de la séduction renfermaient le meilleur d'une liaison ; à présent il sentait toute la fausseté de cette croyance de jeune homme. L'amour était bien plus sublime que les vertiges limités d'une passion. Il rêvait de se livrer, d'écouter Emily, de la pardonner, de la comprendre et de découvrir enfin ce que c'est que de vivre à deux, pour de vrai, et non côte à côte. Le secret de son propre plaisir n'est-il pas d'en donner ? En levant l'ancre pour le pays des Gauchers, Jeremy avait dans l'idée de partir à la découverte de sa femme, cette Mal-Aimée qu'il avait eu tant de difficulté à entourer de sa tendresse. Il en avait assez de frustrer celle qu'il aimait, de croupir dans ce rôle d'époux défaillant qui contredisait tous ses rêves et lui renvoyait de lui-même une image détestable.
Jeremy Cigogne espérait soigner leur couple, se libérer là-bas des pièges qui en douce délitaient leur histoire, de ces mécanismes pervers qui tuent l'amour et jettent malgré soi dans l'adultère. Ces pièges sournois lui semblaient plus redoutables encore que la soi-disant usure due, paraît-il, à l'empilement des années de ronron conjugal.
Cigogne songeait notamment à un enchaînement désespérant qui, en se répétant, risquait fort de ruiner leur mariage. Emily éprouvait-elle une frustration ? Aussitôt Jeremy feignait de ne pas en apercevoir la gravité, inquiet qu'il était d'être envahi par les souffrances d'autrui, comme si celles que la vie lui avait infligées ne suffisaient pas ! Emily se voyait alors seule dans son malaise, déçue dans son espérance de partager ses peines avec cet homme qu'elle voulait adorer ; cette blessure s'ajoutait à sa frustration initiale, ébranlait sa foi dans leur couple ; et il n'était pas rare qu'Emily finît par se sentir comme folle de ressentir des émotions que Jeremy niait. L'envie de hurler lui venait alors ; elle se montrait querelleuse, le critiquait avec toute la férocité que lui soufflait son amertume, férocité qui lui échappait d'ailleurs et dont elle n'avait pas même conscience. Dénigré, Jeremy entrait dans une ironie belliqueuse nourrie par le sentiment d'être injustement pris à partie. Il cessait alors de s'aimer dans le regard d'Emily et s'insurgeait comme un véhément, tonnait, refusait d'être ravalé au rang de sale type. Sa blessure d'amour-propre était d'autant plus vive qu'il avait toujours eu de la difficulté à s'estimer et que le regard de cette femme qu'il chérissait était le seul qui comptât vraiment à ses yeux. Sans crier gare, le piège invisible s'était refermé sur eux ; ses mécanismes subtils venaient de les séparer un peu plus.
Et pourtant, ces deux-là auraient voulu s'aimer avec furie, jour après jour ; mais ils ne pouvaient ignorer les chausse-trapes de cette sorte qui les cernaient, dissimulés dans leurs silences, prêts à saboter leurs rêves. Les Gauchers, eux, semblaient avoir élaboré toute une science du déminage des couples, concocté des pratiques fort gaies pour désamorcer ou contourner le côté piégeux de la vie à deux.
Et puis, lord Cigogne avait envie de culbuter sa femme, d'augmenter la fréquence de ces parties fines dont il était friand, de la turlututer jusqu'à en perdre haleine, par-devant, par-derrière, de la faire ululer tout son plaisir, dans des râles ininterrompus, lyriques, dignes des plus somptueuses envolées copulatoires. Depuis quand n'avaient-ils plus connu ce genre de séance enivrante ?