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Alors que tous deux raffolaient des jeux de la peau. La vie droitière ne laissait à ce type de divertissement que la portion congrue, rarement en pleine journée. Chez les Cigogne, on se dédommageait comme on pouvait, grâce aux chétives voluptés du samedi soir, un peu trop hâtives hélas... Ces étreintes hebdomadaires étaient bien souvent bâclées, tant la pression de la semaine écoulée pesait encore sur les amants du dimanche. Triste rémanence. Alors, malgré l'envie, pas encore morte, l'empressement à forniquer s'était un peu épuisé. Sûr que sur l'île des Gauchers la trique serait au rendez-vous ! Et avec quel entrain ils se sauteraient dessus, les vieux époux ! Rien que d'y penser, Cigogne se sentait gagné par des appétits. Dieu que l'on baise peu et mal chez les Mal-Aimés ; et comme cette vie à côté de la Vie maltraite nos sens !...

Jeremy était presque certain que cette aventure tenterait Emily. Depuis six mois, il voyait bien qu'elle avait du mal à se couler dans leur existence de droitiers qui, par degrés, les entraînait loin des vertiges qu'elle désirait connaître. Emily réclamait contre ses absences, se reprochait d'entrer dans ce rôle de râleuse, puis querellait à nouveau Jeremy de permettre que sa vie professionnelle confisquât ce peu de temps sans lequel l'amour s'étiole, faute de se transposer en actes. Leurs relations étaient distraites par mille futilités, trop exposées aux tensions de la vie extérieure, polluées par ce que réclame la vie droitière. Un jour, de rage, Emily avait même jeté leur poste radiophonique par la fenêtre, afin que cessât l'intrusion de ce divertissement sournois qui faisait entrer chez elle une vision du monde si contraire à ses exigences, ces ondes qui leur mettaient continûment dans le cœur des émotions factices qui n'étaient pas les leurs. Triste transfusion. Les miettes d'attention qu'elle et Jeremy se donnaient, entre deux occupations indispensables, ne suffisaient plus à faire le bonheur d'Emily.

- On ne se mérite plus, avait-elle dit un soir, en quittant soudain le langage de gaieté qui lui était naturel.

Emily souffrait de ce quotidien indigne de leur amour, et elle le disait, le répétait depuis bientôt six mois, avec la véhémence d'une amoureuse blessée dans ses espérances. Le désemparement de Cigogne, qui ne savait trop comment redessiner leur vie, finissait par lasser son courage. Emily était inapte au compromis ; son cœur n'était pas fait pour ces imperfections. À plusieurs reprises, elle avait déclaré qu'elle refuserait d'ajouter à la tristesse de cette vie décevante celle de désaimer Cigogne. Elle préférait renoncer à leur couple avant que leurs sentiments ne s'altèrent. En disant cela, Emily savait que sa sincérité pouvait la perdre ; on se déprend aisément de qui vous assène reproche sur critique, de qui dépeint vos insuffisances avec vérité. Mais elle l'aimait ! Et avec quelle passion ! Elle était trop folle de Jeremy pour accepter de stagner dans ce mariage qui ne vivait plus que de souvenirs.

Seul dans la bibliothèque de la Royal Geographical Society, lord Cigogne jubilait de tenir LA solution qui allait peut-être le remettre en selle aux yeux d'Emily. Il se sentait prêt à devenir gaucher pour sa femme qui, elle, l'était de naissance ; il était résolu à passer à travers le miroir de cette île pour se retrouver dans cette réalité à l'envers où tout était à l'endroit. Ah oui, changer de réalité... et vivre, enfin ! Par et pour sa femme !

L'aube éclairait les vitraux de la grande salle ; il avait lu toute la nuit, concerté tout son projet. Cigogne referma le lourd dossier, contempla un instant les immenses statues de gorilles qui ornaient la salle et se demanda soudain s'il n'avait pas rêvé. L'île d'Hélène existait-elle bien ? N'était-ce pas une fiction sortie de l'esprit échauffé d'un écrivain ? Cette société gauchère s'était-elle vraiment perpétuée jusqu'en ce jour de 1932 ? Etait-ce bien un monde dans lequel il n'y avait de place que pour explorer les dangers et les délices de l'amour ? Qu'allait-il trouver là-bas ? Des déceptions amères ? Et, d'ailleurs, trouverait-il ce confetti de terre rouge perdu en Océanie ?

Ces interrogations l'assaillaient soudain ; et son inquiétude s'emballait tandis qu'il quittait la grande bibliothèque, avec son dossier sous le coude. Il venait de placer tant d'espoirs dans ce petit territoire austral. L'île du capitaine Renard n'avait plus le droit de ne pas exister, telle qu'elle se dessinait déjà dans son imagination, entre les 22° 15 et 22° 17 de latitude sud et sur une longitude que je continuerai de taire.

3

Sur la route enneigée qui le conduisait à Shelty Manor, lord Jeremy Stork gelait dans sa vieille automobile, une monumentale Hotchkiss décapotable qu'il avait fait construire à ses mesures, sept ans auparavant. Ses longues jambes y étaient à l'aise ; le volant était sculpté pour ses mains, tout comme le pommeau en acajou de Java du changement de vitesses.

Fortuné, Jeremy s'était toujours attaché à vivre dans un univers sur mesure. L'idée de porter des caleçons taillés pour d'autres fesses que les siennes le dégoûtait ; les siens  - fourrés en castor  - lui procuraient une indicible félicité lorsqu'il les enfilait chaque matin. Chez lui, tout ou presque était cousu, concocté ou fabriqué sur mesure : son peigne en écaille qui épousait la courbe de son crâne, son dentifrice au cognac, les étonnants thermomètres qu'il s'introduisait parfois dans le rectum, ses préservatifs en soie de Lyon qu'un admirable tailleur de Londres lui confectionnait avec amour, que sais-je encore. Même la porte de son bureau avait été faite pour lui : sa silhouette était découpée dans le mur, de façon qu'il fût le seul à pouvoir y pénétrer aisément. Dans sa bizarrerie, il lui paraissait normal que le monde s'ajustât à lui, et non le contraire.

- Peter, avait-il coutume de dire à son fils adoptif aîné, n'abdique jamais ce que tu es !

Acquérir un produit industrialisé  - alors que ses revenus le mettaient à l'abri d'une telle déchéance  - lui semblait le début de la compromission. La défense du sur mesure était à ses yeux un acte de résistance, de rébellion contre la lugubre uniformisation qui commençait à corrompre nos sociétés. Il avait d'ailleurs toujours veillé à ce que ses rejetons eussent des idées sur mesure sur les choses de la vie. Rien ne lui semblait plus détestable que le prêt-à-porter de la pensée qui moisit dans le cerveau des bons écoliers.

Jeremy poussait le bouchon jusqu'à remonter les romans qu'il goûtait, comme s'ils eussent été des films non achevés. Respectueux du génie des grands auteurs, il n'aurait jamais osé retirer une ligne de leurs textes ; mais, muni d'une paire de ciseaux et d'un pot de glu, il s'arrogeait sans vergogne le droit d'en faire des romans sur mesure en modifiant l'ordre des paragraphes, parfois des chapitres. Sa bibliothèque personnelle était farcie d'ouvrages ainsi revisités, recousus avec passion.

Ce matin-là, il grelottait dans sa traction. Cigogne ne s'était jamais résigné à l'équiper d'une capote. Dans son esprit, un amant se devait de conduire cheveux au vent, quel que fût le temps. S'incliner devant la pluie ou les rigueurs de l'hiver lui semblait pitoyable, contraire à la haute idée qu'il s'était toujours faite de son rôle de lover. Son automobile  - d'allure sportive  - était certes peu commode, surtout à l'arrière, mais à chaque fois qu'il en prenait le volant, il se sentait le cœur à aimer, à culbuter Emily sur l'étroite banquette.

Ragaillardi par le froid polaire qui gerçait ses lèvres, il décida d'entreprendre illico la mue qui allait faire de lui un Gaucher ; et pour commencer, il résolut de traduire son nom. À compter de ce matin-là, lord Stork devint lord Cigogne, puisque le français était la langue de l'île d'Hélène. Stork avait essayé de demeurer un amant ; Cigogne, lui, aurait l'ambition d'être un mari, pas un amateur, un mari de race. Il s'efforcerait de mettre tout l'art des Héléniens dans sa nouvelle conduite ; mais Jeremy sentait que liquider le droitier en lui ne serait pas chose aisée. Sa maladresse d'époux continuerait longtemps encore à infléchir sa conduite.