Car la nuit tombait vite. L’église était illuminée, toute vibrante de la voix des orgues. Le sonneur ferma la grille du cimetière.
Et des groupes à peine visibles dans la nuit s’interrogeaient. On ne savait pas s’il convenait de défiler au chevet de la morte. Deux hommes partirent les premiers, furent reçus par le maître d’hôtel qui ignorait lui aussi ce qu’il devait faire. Il n’y avait pas de plateau préparé pour les cartes de visite. On chercha Maurice de Saint-Fiacre pour lui demander son avis et la Russe répondit qu’il était allé prendre l’air.
Elle était couchée, elle, tout habillée, et elle fumait des cigarettes à bout de carton.
Alors le domestique laissa entrer les gens en esquissant un geste d’indifférence.
Ce fut le signal. Au sortir des vêpres, il y eut des conciliabules.
— Mais si ! Le père Martin et le jeune Bonnet y sont déjà allés !
Tout le monde y alla, en procession. Le château était mal éclairé. Les paysans longeaient le couloir et les silhouettes se découpaient tour à tour sur chaque fenêtre. On tirait les enfants par la main. On les secouait pour les empêcher de faire du bruit. L’escalier ! Le corridor du premier étage ! Et enfin la chambre où ces gens pénétraient pour la première fois.
Il n’y avait là que la domestique de la comtesse qui assistait avec effroi à l’invasion. Les gens faisaient le signe de croix avec un brin de buis trempé dans l’eau bénite. Les plus audacieux murmuraient à mi-voix :
— On dirait qu’elle dort !
Et d’autres, en écho :
— Elle n’a pas souffert…
Puis les pas résonnaient sur le parquet disjoint. Les marches de l’escalier craquaient. On entendait :
— Chut !… Tiens bien la rampe…
La cuisinière, dans sa cuisine en sous-sol, ne voyait que les jambes des gens qui passaient.
Maurice de Saint-Fiacre rentra au moment où la maison était ainsi envahie. Il regarda les paysans avec des yeux ronds. Les visiteurs se demandaient s’ils devaient lui parler. Mais il se contenta de les saluer de la tête et de pénétrer dans la chambre de Marie Vassilief où l’on entendit parler anglais.
Maigret, lui, était dans l’église. Le bedeau, l’éteignoir à la main, allait de cierge en cierge. Le prêtre retirait ses vêtements sacerdotaux dans la sacristie.
À gauche et à droite, les confessionnaux avec leurs petits rideaux verts destinés à abriter les pénitents des regards. Maigret se souvenait du temps où son visage n’arrivait pas assez haut pour être caché par le rideau.
Derrière lui, le sonneur, qui ne l’avait pas vu, fermait la grande porte, tirait les verrous.
Alors soudain le commissaire traversa la nef, pénétra dans la sacristie où le prêtre s’étonna de le voir surgir.
— Excusez-moi, monsieur le curé ! Avant toute chose, je voudrais vous poser une question…
Devant lui, le visage régulier du prêtre était grave, mais il semblait à Maigret que les yeux étaient brillants de fièvre.
— Ce matin, il s’est passé un événement troublant. Le missel de la comtesse, qui se trouvait sur son prie-Dieu, a soudain disparu et a été retrouvé caché sous le surplis de l’enfant de chœur, dans cette pièce même…
Silence. Le bruit des pas du sacristain sur le tapis de l’église. Les pas plus lourds du sonneur qui s’en allait par une porte latérale.
— Quatre personnes seulement ont pu… Je vous demande de m’excuser… L’enfant de chœur, le sacristain, le sonneur et…
— Moi !
La voix était calme. Le visage du prêtre n’était éclairé que d’un côté par la flamme mobile d’une bougie. D’un encensoir, un mince filet de fumée bleue montait en spirales vers le plafond.
— C’est ?…
— C’est moi qui ai pris le missel et qui l’ai posé ici, en attendant…
La boîte à hosties, les burettes, la sonnette à deux sons étaient à leur place comme au temps où le petit Maigret était enfant de chœur.
— Vous saviez ce que contenait le missel ?
— Non.
— Dans ce cas…
— Je suis obligé de vous demander de ne plus me poser de questions, monsieur Maigret. C’est le secret de la confession…
Association involontaire d’idées. Le commissaire se souvint du catéchisme. Et de l’image d’Épinal qui s’était composée dans son esprit quand le vieux curé avait raconté l’histoire d’un prêtre du Moyen Âge qui s’était laissé arracher la langue plutôt que de trahir le secret du confessionnal. Il la retrouvait telle quelle sur sa rétine, après trente-cinq ans.
— Vous connaissez l’assassin… murmura-t-il cependant.
— Dieu le connaît… Excusez-moi… je dois aller voir un malade…
On sortit par le jardin du presbytère. Une petite grille séparait celui-ci de la route. Des gens, là-bas, quittaient le château, restaient groupés à quelque distance pour discuter de l’événement.
— Vous croyez, monsieur le curé, que votre place n’est pas…
Mais on se heurtait au docteur qui grommelait dans sa barbiche :
— Dites donc, curé ! Vous ne trouvez pas que cela finira par ressembler à une foire ?… Il faut qu’on aille mettre de l’ordre, là-bas, ne fût-ce que pour sauvegarder le moral des paysans !… Ah ! vous êtes ici, commissaire !… Eh bien ! vous faites du joli… À cette heure, la moitié du village accuse le jeune comte de… Surtout depuis l’arrivée de cette femme !… Le régisseur va voir les fermiers pour réunir les quarante mille francs qui, paraît-il, sont nécessaires à…
— Zut !
Maigret s’éloignait. Il en avait trop gros sur le cœur. Et ne l’accusait-on pas d’être la cause de ce désordre ? Quelle maladresse avait-il commise ? Qu’est-ce qu’il avait fait, lui ? Il aurait tout donné pour voir les événements se dérouler dans une atmosphère de dignité !
Il marcha à grands pas vers l’auberge qui était à moitié pleine. Il n’entendit qu’une bribe de phrase :
— Paraît que si on ne les trouve pas, il ira en prison…
Marie Tatin était l’image de la désolation. Elle allait et venait, alerte, trottinant comme une vieille, bien qu’elle n’eût pas plus de quarante ans.
— C’est pour vous, la limonade ?… Qui a commandé deux bocks ?…
Dans son coin, Jean Métayer écrivait, en levant parfois la tête pour prêter l’oreille aux conversations.
Maigret s’approcha de lui, ne put lire les pattes de mouches mais vit que les alinéas étaient bien divisés, avec seulement quelques ratures, et précédés chacun d’un chiffre.
1°…
2°…
3°…
Le secrétaire préparait sa défense, en attendant son avocat !
Une femme disait, à deux mètres de là :
— Il n’y avait même pas de draps propres et l’on a dû aller en demander à la femme du régisseur…
Pâle, les traits tirés, mais le regard volontaire, Jean Métayer écrivait :
4°…
V
Le deuxième jour
Maigret eut ce sommeil agité et voluptueux tout ensemble qu’on n’a que dans une chambre froide de campagne qui sent l’étable, les pommes d’hiver et le foin. Partout autour de lui voletaient des courants d’air. Et les draps étaient glacés, sauf à l’endroit exact, au creux moelleux, intime, qu’il avait réchauffé de son corps. Si bien que, recroquevillé, il évitait de faire le moindre mouvement.
À plusieurs reprises, il avait entendu la toux sèche de Jean Métayer dans la mansarde voisine. Puis ce furent les pas furtifs de Marie Tatin qui se levait.
Il resta encore quelques minutes au lit. Quand il eut allumé la bougie, le courage lui manqua pour faire sa toilette avec l’eau glaciale du broc et il remit ce soin à plus tard, descendit en pantoufles, sans faux col.