Maigret voulait tout au moins aller mettre un faux col. Au moment où il arrivait en face de l’auberge, Jean Métayer sortait de l’épicerie. Il s’était contenté de passer un manteau sur son pyjama. Il regarda le commissaire d’un air triomphant.
— Coup de téléphone ?
Et le jeune homme de répliquer avec aigreur :
— Mon avocat arrive à huit heures cinquante.
Il était sûr de lui. Il renvoya des œufs à la coque qui n’étaient pas assez cuits et tapota une marche sur la table, du bout des doigts.
De la lucarne de sa chambre, où il était allé s’habiller, Maigret voyait la cour du château, la voiture de course, Maurice de Saint-Fiacre qui semblait ne pas savoir que faire. Ne se disposait-il pas à revenir à pied vers le village ?
Le commissaire se hâta. Quelques instants plus tard, il marchait, lui, vers le château. Et ils se rencontrèrent à moins de cent mètres de l’église.
— Où alliez-vous ? questionna Maigret.
— Nulle part ! Je ne sais pas…
— Peut-être prier à l’église ?
Et voilà que ces mots suffisaient à faire pâlir son compagnon, comme s’ils eussent eu un sens mystérieux et terrible.
Maurice de Saint-Fiacre n’était pas bâti pour le drame. En apparence, c’était un garçon grand et fort, un homme sportif d’une santé magnifique. Si l’on y regardait de plus près, on découvrait sa faiblesse. Sous les muscles un peu noyés de graisse, il n’y avait guère d’énergie. Il venait sans doute de passer une nuit sans sommeil et il en paraissait tout dégonflé.
— Vous avez fait imprimer des faire-part ?
— Non.
— Pourtant… la famille… les châtelains du pays…
Le jeune homme s’emporta.
— Ils ne viendraient pas ! Vous devez bien vous en douter ! Auparavant, oui ! Quand mon père vivait… À la saison des chasses, il y avait jusqu’à trente invités à la fois au château, pendant des semaines…
Maigret le savait mieux que quiconque, lui qui, lors des battues, aimait, à l’insu de ses parents, à revêtir la blouse blanche d’un rabatteur !
— Depuis…
Et Maurice esquissa un geste qui signifiait :
— Dégringolade… saloperie…
On devait parler dans tout le Berry de la vieille folle qui gâchait la fin de sa vie avec ses soi-disant secrétaires ! Et des fermes qu’on vendait les unes après les autres ! Et du fils qui faisait l’imbécile à Paris !
— Est-ce que vous croyez que l’enterrement pourra avoir lieu demain ?… Vous comprenez ?… Il vaut mieux que cette situation dure aussi peu de temps que possible…
Une charrette de fumier passait lentement et ses larges roues semblaient moudre les cailloux de la route. Le jour était levé, un jour plus gris que la veille, mais avec moins de vent.
Maigret aperçut de loin Gautier qui traversait la cour et qui voulut se diriger vers lui.
Et c’est alors que se passa une chose étrange.
— Vous permettez ?… dit le commissaire à son compagnon, en s’éloignant dans la direction du château.
Il avait à peine parcouru cent mètres qu’il se retournait. Maurice de Saint-Fiacre était sur le seuil du presbytère. Il devait avoir sonné à la porte. Or, quand il se vit surpris, il s’éloigna vivement sans attendre de réponse.
Il ne savait où aller. Tout son maintien prouvait qu’il était affreusement mal à l’aise. Le commissaire arrivait à la hauteur du régisseur qui l’avait vu venir vers lui et qui attendait, l’air rogue.
— Qu’est-ce que vous désirez ?
— Un simple renseignement. Vous avez trouvé les quarante mille francs dont le comte a besoin ?
— Non ! Et je défie n’importe qui de les trouver dans le pays ! Tout le monde sait ce que vaut sa signature.
— Si bien que ?…
— Il se débrouillera comme il pourra ! Cela ne me regarde pas !
Saint-Fiacre revenait sur ses pas. On devinait qu’il avait une envie folle de faire une démarche et que, pour une raison ou pour une autre, cela lui était impossible. Prenant une décision, il s’avança vers le château, s’arrêta près des deux hommes.
— Gautier ! Vous viendrez chercher mes ordres dans la bibliothèque.
Il allait partir.
— À tout à l’heure, commissaire ! ajouta-t-il avec effort.
Quand Maigret passa devant le presbytère, il eut la sensation très nette d’être observé à travers les rideaux. Mais il n’en eut pas la certitude car, avec le jour, on avait éteint la lumière à l’intérieur.
Un taxi stationnait devant l’auberge de Marie Tatin. Dans la salle, un homme d’une cinquantaine d’années, tiré à quatre épingles, pantalon rayé et veston noir bordé de soie, était attablé avec Jean Métayer.
À l’entrée du commissaire, il se leva avec empressement, se précipita, la main tendue.
— On me dit que vous êtes officier de Police judiciaire… Permettez-moi de me présenter… Me Tallier, du barreau de Bourges… Vous prendrez quelque chose avec nous ?…
Jean Métayer s’était levé, mais son attitude montrait qu’il n’approuvait pas la cordialité de son avocat.
— Aubergiste !… Servez-nous, je vous en prie…
Et, conciliant :
— Qu’est-ce que vous prenez ?… Avec ce froid, que diriez-vous d’un grog général ?… Trois grogs, mon enfant…
L’enfant, c’était la pauvre Marie Tatin, qui n’était pas habituée à ces façons.
— J’espère, commissaire, que vous excuserez mon client… Si je comprends bien, il s’est montré quelque peu méfiant à votre égard… Mais n’oubliez pas que c’est un garçon de bonne famille, qui n’a rien à se reprocher et que les soupçons qu’il a sentis autour de lui ont indigné… Sa mauvaise humeur d’hier, si je puis dire, est la meilleure preuve de son absolue innocence…
Avec lui, il n’y avait pas besoin d’ouvrir la bouche. Il se chargeait de tout, questions et réponses, tout en esquissant des gestes suaves.
— Bien entendu, je ne suis pas encore au courant de tous les détails… Si je comprends bien, la comtesse de Saint-Fiacre est morte hier, pendant la première messe, d’un arrêt du cœur… D’autre part, on a trouvé dans son missel un papier qui laisse supposer que cette mort a été provoquée par une émotion violente… Est-ce que le fils de la victime — qui était comme par hasard à proximité — a porté plainte ?… Non !… Et, d’ailleurs, je pense que la plainte serait irrecevable… Les manœuvres criminelles — si manœuvres il y a — ne sont pas assez caractérisées pour motiver un arrêt de la Chambre des mises en accusation…
« Nous sommes bien d’accord, n’est-ce pas ?… Pas de plainte ! Donc pas d’action judiciaire…
« Ce qui n’empêche pas que je comprenne l’enquête que vous poursuivez personnellement, à titre officieux…
« Mon client ne peut se contenter de n’être pas poursuivi. Il faut qu’il soit lavé de tout soupçon…
« Suivez-moi bien… Quelle était, en somme, sa situation au château ?… Celle d’un enfant adoptif… La comtesse, restée seule, séparée d’un fils qui ne lui a donné que des déboires, a été réconfortée par le dévouement et la droiture de son secrétaire…
« Mon client n’est pas un désœuvré… Il ne s’est pas contenté de vivre sans souci comme il aurait pu le faire au château… Il a travaillé… Il a cherché des placements… Il s’est même penché sur des inventions récentes…
« Était-ce bien lui qui avait intérêt à la mort de sa bienfaitrice ?… Dois-je en dire davantage ?… Non ! n’est-il pas vrai ?…
« Et c’est ce que je veux, commissaire, vous aider à établir…
« J’ajoute que j’aurai auparavant quelques mesures indispensables à prendre, de concert avec le notaire… Jean Métayer est un garçon confiant… Jamais il n’a imaginé que de pareils événements se produiraient…
« Ce qui lui appartient est au château, mêlé à ce qui appartient à la défunte comtesse.