« Or, dès à présent, d’autres sont arrivés là-bas qui ont sans doute l’intention de mettre la main sur…
— … Quelques pyjamas et de vieilles pantoufles ! grogna Maigret en se levant.
— Pardon ?
Pendant toute cette conversation, Jean Métayer avait pris des notes sur un petit carnet. Ce fut lui qui calma son avocat qui se levait à son tour.
— Laissez ! J’ai compris dès la première minute que j’avais un ennemi en la personne du commissaire ! Et j’ai appris depuis qu’il appartenait indirectement au château, où il est né à l’époque où son père était régisseur des Saint-Fiacre. Je vous ai mis en garde, maître… C’est vous qui avez voulu…
L’horloge marquait dix heures. Maigret calculait que le train de Marie Vassilief devait être arrivé depuis une demi-heure à la gare de Lyon.
— Vous m’excuserez ! dit-il. Je vous verrai en temps voulu.
— Mais…
Il pénétra à son tour dans l’épicerie d’en face dont la sonnette tinta. Il attendit un quart d’heure la communication avec Paris.
— C’est vrai que vous êtes le fils de l’ancien régisseur ?
Maigret était plus fatigué que par dix enquêtes normales.
Il ressentait une véritable courbature, à la fois morale et physique.
— Voici Paris…
— Allô !… Le Comptoir d’Escompte ?… Ici, la Police judiciaire… Un renseignement, s’il vous plaît… Est-ce qu’un chèque signé Saint-Fiacre a été présenté ce matin ?… Vous dites qu’il a été présenté à neuf heures ?… Donc, pas de provision… Allô !… Ne coupez pas, mademoiselle… Vous avez prié le porteur de le présenter une seconde fois !… Très bien !… Ah ! c’est ce que je voulais savoir… Une jeune femme, n’est-ce pas ?… Il y a un quart d’heure ?… Et elle a versé les quarante mille francs ?… Je vous remercie… Bien entendu ! Payez !… Non ! Non ! il n’y a rien de particulier… Du moment que le versement a été fait…
Et Maigret sortit de la cabine en poussant un grand soupir de lassitude.
Maurice de Saint-Fiacre, au cours de la nuit, avait trouvé les quarante mille francs et il avait envoyé sa maîtresse à Paris pour les verser à la banque !
Au moment où le commissaire quittait l’épicerie, il aperçut le curé qui sortait de chez lui, son bréviaire à la main, et qui se dirigeait vers le château.
Alors il accéléra le pas, courut presque pour arriver à la porte en même temps que le prêtre.
Il le rata de moins d’une minute. Quand il atteignit la cour d’honneur, la porte se refermait sur le curé. Et quand il sonna, il y avait des pas au fond du couloir, du côté de la bibliothèque.
VI
Les deux camps
— Je vais voir si M. le comte peut…
Mais le commissaire ne laissa pas au maître d’hôtel le temps d’achever sa phrase. Il pénétra dans le couloir, se dirigea vers la bibliothèque, tandis que le domestique poussait un soupir de résignation. Il n’y avait même plus moyen de sauver les apparences ! Les gens entraient comme dans un moulin ! C’était la débâcle !
Avant d’ouvrir la porte de la bibliothèque, Maigret marqua un temps d’arrêt, mais ce fut en vain, car il ne perçut aucun bruit. C’est même ce qui donna à son entrée quelque chose d’impressionnant.
Il frappa, pensant que le prêtre était peut-être ailleurs. Mais aussitôt une voix s’éleva, très nette, très ferme, dans le silence absolu de la pièce :
— Entrez !
Maigret poussait la porte, s’arrêtait par hasard sur une bouche de chaleur. Debout, légèrement appuyé à la table gothique, le comte de Saint-Fiacre le regardait.
À côté de lui, fixant le tapis, le prêtre gardait une immobilité rigoureuse, comme si un mouvement eût suffi à le trahir.
Qu’est-ce qu’ils faisaient là, l’un et l’autre, sans parler, sans bouger ? Il eût été moins gênant d’interrompre une scène pathétique que de tomber dans ce silence si profond que la voix semblait y tracer des cercles concentriques, comme un caillou dans l’eau.
Une fois de plus, Maigret sentit la fatigue de Saint-Fiacre. Quant au prêtre, il était atterré et ses doigts s’agitaient sur son bréviaire.
— Excusez-moi de vous déranger…
Cela fit l’effet d’une ironie et pourtant ce n’était pas voulu. Mais dérange-t-on des gens aussi inertes que des objets ?
— J’ai des nouvelles de la banque…
Le regard du comte se posa sur le curé et ce regard était dur, presque rageur.
Toute la scène allait se poursuivre sur ce rythme. On eût dit des joueurs d’échecs réfléchissant, le front dans la main, restant silencieux plusieurs minutes avant de bouger un pion, retombant ensuite dans l’immobilité.
Mais ce n’était pas la réflexion qui les immobilisait ainsi. Maigret fut persuadé que c’était la peur d’un faux mouvement, d’une manœuvre maladroite. Entre eux trois, il y avait une équivoque. Et chacun n’avançait son pion qu’à regret, prêt à le reprendre.
— Je suis venu chercher des instructions pour les obsèques ! éprouva le besoin de dire le prêtre.
Ce n’était pas vrai ! Un pion mal placé ! Si mal placé que le comte de Saint-Fiacre sourit.
— Je prévoyais votre coup de téléphone à la banque ! dit-il. Et je vais vous avouer la raison pour laquelle je me suis décidé à cette démarche : c’était pour me débarrasser de Marie Vassilief, qui ne voulait pas quitter le château… Je lui ai laissé croire que c’était de première importance…
Et dans les yeux du prêtre, maintenant, Maigret lisait l’angoisse, la réprobation.
« Le malheureux ! devait-il penser. Il s’enferre ! Il tombe dans le piège. Il est perdu… »
Le silence. Le craquement d’une allumette et les bouffées de tabac que le commissaire exhalait une à une en questionnant :
— Gautier a trouvé l’argent ?
Un temps d’hésitation, très court.
— Non, commissaire… Je vais vous dire…
Ce n’était pas sur le visage de Saint-Fiacre que le drame se jouait : c’était sur celui du curé ! Il était pâle. Ses lèvres avaient un pli amer. Il se contenait pour ne pas intervenir.
— Écoutez-moi, monsieur…
Il n’en pouvait plus.
— Voulez-vous interrompre cette conversation jusqu’à ce que nous ayons eu ensemble un entretien…
Le même sourire que tout à l’heure sur les lèvres de Maurice. Il faisait froid dans la pièce trop vaste où les plus beaux livres de la bibliothèque manquaient. Du feu était préparé dans l’âtre. Il suffisait d’y jeter une allumette.
— Vous avez un briquet ou…
Et pendant qu’il se penchait sur la cheminée, le prêtre lançait à Maigret un regard désolé, suppliant.
— Maintenant, dit le comte en revenant vers les deux hommes, je vais, en quelques mots, éclaircir la situation. Pour une raison que j’ignore, M. le curé, qui est plein de bonne volonté, est persuadé que c’est moi qui ai… pourquoi avoir peur des mots ?… qui ai tué ma mère !… Car c’est bien un crime, n’est-ce pas ? même s’il ne tombe pas tout à fait sous le coup de la loi…
Le prêtre ne bougeait plus, gardait cette immobilité tremblante de l’animal qui sent un danger fondre sur lui et qui ne peut y faire face.
— M. le curé devait être très dévoué à ma mère… Il a sans doute voulu éviter qu’un scandale s’abattît sur le château… Hier au soir, il m’a envoyé par le sacristain quarante billets de mille francs ainsi qu’un petit mot…
Et le regard du prêtre disait, sans aucun doute possible : « Malheureux ! Vous vous perdez ! »
— Voici le billet ! poursuivait Saint-Fiacre.
Maigret lut à mi-voix : Soyez prudent. Je prie pour vous.