Ouf ! Cela faisait l’effet d’une bouffée d’air frais. Du coup, Maurice de Saint-Fiacre ne se sentait plus rivé au sol, condamné à l’immobilité. Du coup aussi il perdit cette gravité qui n’était pas dans son tempérament.
Il se mit à aller et venir, la voix plus légère.
— Voilà, commissaire, la raison pour laquelle vous m’avez vu ce matin rôder autour de l’église et du presbytère… Les quarante mille francs, qu’il faut évidemment considérer comme un prêt, je les ai acceptés, d’abord, comme je vous l’ai dit, pour éloigner ma maîtresse… — excusez-moi, monsieur le curé !… — ensuite parce qu’il aurait été particulièrement déplaisant de me voir arrêté en ce moment… Mais nous restons tous debout comme si… Asseyez-vous donc, je vous en prie…
Il alla ouvrir la porte, écouta un bruit à l’étage au-dessus.
— Le défilé recommence ! murmura-t-il. Je crois qu’il faudra téléphoner à Moulins pour qu’on installe une chapelle ardente…
Puis, sans transition :
— Je suppose que maintenant vous comprenez ! L’argent accepté, il me restait à jurer à M. le curé que je n’étais pas coupable. Il m’était difficile de le faire devant vous, commissaire, sans accroître encore vos soupçons… C’est tout !… Comme si vous deviniez ma pensée, vous ne m’avez pas laissé seul un instant, ce matin, aux alentours de l’église… M. le curé est arrivé ici, je ne sais pas encore pourquoi, car, au moment où vous êtes entré, il hésitait à parler…
Son regard se voila. Pour dissiper la rancœur qui l’assaillait, il rit, d’un rire pénible.
— C’est simple, n’est-ce pas ? Un homme qui a mené une vie de bâton de chaise et qui a signé des chèques sans provision… Le vieux Gautier m’évite !… Il doit être persuadé, lui aussi, que…
Il regarda soudain le prêtre avec étonnement.
— Eh bien ! monsieur le curé… Qu’est-ce que vous avez ?
Le prêtre, en effet, était lugubre. Son regard évita le jeune homme, tenta d’éviter de même les yeux de Maigret.
Maurice de Saint-Fiacre comprit, s’écria avec plus d’amertume :
— Voilà ! On ne me croit pas encore… Et c’est justement celui qui veut m’aider à me sauver qui est persuadé de ma culpabilité…
Il alla ouvrir la porte une fois de plus, appela, oubliant la présence de la morte dans la maison :
— Albert !… Albert !… Plus vite que cela, sacrebleu !… Apportez-nous à boire…
Et le maître d’hôtel entra, se dirigea vers un placard où il prit du whisky et des verres. On se taisait. On le regardait faire. Maurice de Saint-Fiacre remarqua avec un drôle de sourire :
— De mon temps, il n’y avait pas de whisky au château.
— C’est M. Jean…
— Ah !
Il en avala une large rasade, alla refermer la porte à clé derrière le domestique.
— Il y a comme ça des tas de choses qui ont changé… grommela-t-il pour lui-même.
Mais il ne perdait pas le prêtre de vue et celui-ci, de plus en plus mal à l’aise, balbutia :
— Vous m’excuserez… Il faut que j’aille faire le catéchisme…
— Un moment… Vous continuez à être sûr de ma culpabilité, monsieur le curé… Mais non ! ne niez pas… Les curés, ça ne sait pas mentir… Seulement il y a certains points que je voudrais éclaircir… Car vous ne me connaissez pas… Vous n’étiez pas à Saint-Fiacre de mon temps… Vous avez seulement entendu parler de moi… Des indices matériels, il n’y en a pas… Le commissaire, qui a assisté au drame, en sait quelque chose…
— Je vous en prie… balbutia le prêtre.
— Non !… Vous ne buvez pas ?… À votre santé, commissaire…
Et son regard était sombre. Il suivait son idée, farouchement.
— Il y a des tas de gens qu’on pourrait soupçonner… Or, c’est moi que, vous, vous soupçonnez exclusivement… Et je suis en train de me demander pourquoi… Cela m’a empêché de dormir, cette nuit… J’ai pensé à toutes les raisons possibles et en fin de compte je crois avoir trouvé… Qu’est-ce que ma mère vous a dit ?
Cette fois, le prêtre devint exsangue.
— Je ne sais rien… balbutia-t-il.
— Je vous en prie, monsieur le curé… Vous m’avez aidé, soit !… Vous m’avez fait remettre ces quarante mille francs qui me donnent le temps de respirer et d’enterrer décemment ma mère… Je vous en remercie de tout cœur… Seulement, en même temps, vous faites peser sur moi vos soupçons… Vous priez pour moi… C’est trop, ou pas assez…
Et la voix commençait à se nuancer de colère, de menace.
— J’ai d’abord pensé avoir cette explication avec vous en dehors de la présence de M. Maigret… Eh bien ! à présent, je suis heureux qu’il soit ici… Plus j’y réfléchis, plus je pressens quelque chose de trouble…
— Monsieur le comte, je vous conjure de ne pas me torturer davantage…
— Et moi, monsieur le curé, je vous préviens que vous ne sortirez pas d’ici avant de m’avoir dit la vérité !
C’était un autre homme. Il était poussé à bout. Et, comme tous les faibles, comme tous les doux, il devenait d’une férocité exagérée.
On devait entendre ses éclats de voix dans la chambre mortuaire, située juste au-dessus de la bibliothèque.
— Vous étiez en relations suivies avec ma mère… Je suppose que Jean Métayer était un fidèle de votre église, lui aussi… Lequel des deux a dit quelque chose !… Ma mère, n’est-ce pas ?…
Maigret se souvint des mots entendus la veille :
— Le secret de la confession…
Il comprit la torture du prêtre, ses angoisses, son regard de martyr sous l’avalanche de phrases de Saint-Fiacre.
— Qu’est-ce qu’elle a pu vous dire ?… Je la connais, allez !… J’ai pour ainsi dire assisté au commencement de la glissade… Nous sommes entre gens qui n’ignorent rien de la vieil regarda autour de lui avec une sourde colère :
— Il fut un temps où l’on n’entrait dans cette pièce qu’en retenant son souffle, parce que mon père, le maître, y travaillait… Il n’y avait pas de whisky dans les placards… Mais les rayons étaient chargés de livres comme les rayons d’une ruche sont saturés de miel…
Et Maigret s’en souvenait, lui aussi !
— Le comte travaille…
Et ces mots suffisaient à faire attendre les fermiers pendant deux heures dans l’antichambre !
— Le comte m’a fait venir dans la bibliothèque…
Et le père de Maigret en était troublé, parce que cela prenait figure d’événement important.
— Il ne gaspillait pas les bûches, mais se contentait d’un réchaud à pétrole, qu’il plaçait tout près de lui, pour suppléer au calorifère… disait Maurice de Saint-Fiacre.
Et, au prêtre affolé :
— Vous n’avez pas connu ça… Vous avez connu le château en désordre… Ma mère qui avait perdu son mari… Ma mère dont le fils unique faisait des bêtises à Paris et ne venait ici que pour réclamer de l’argent… Alors, les secrétaires…
Ses prunelles étaient si brillantes que Maigret s’attendait à voir couler une larme.
— Qu’est-ce qu’elle vous a dit ?… Elle avait peur de me voir arriver, n’est-ce pas ?… Elle savait qu’il y aurait un nouveau trou à combler, quelque chose à vendre pour me sauver la mise une fois de plus…
— Vous devriez vous calmer ! dit le curé d’une voix mate.
— Pas avant de savoir… si vous m’avez soupçonné sans me connaître, dès les premiers instants…
Maigret intervint.
— M. le curé a fait disparaître le missel… dit-il lentement.
Il avait déjà compris, lui ! Il tendait la perche à Saint-Fiacre. Il imaginait la comtesse, tiraillée entre le péché et le remords… Ne craignait-elle pas le châtiment ?… N’avait-elle pas un peu honte devant son fils ?…