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Il entra, chercha l’homme des yeux et, ne le trouvant pas, s’assit sur une banquette. C’était le café élégant. Sur une estrade, trois musiciens accordaient les instruments, composaient le numéro d’ordre du morceau à l’aide de trois cartons portant chacun un chiffre.

Du bruit, dans la cabine téléphonique.

— Un demi ! commanda Maigret au garçon.

— Blonde ou brune ?

Mais le commissaire essayait d’entendre la voix dans la cabine. Il n’y parvint pas. Saint-Fiacre sortit et la caissière lui demanda :

— Combien de communications ?

— Trois.

— Avec Paris, n’est-ce pas ?… Trois fois huit vingt-quatre…

Le comte aperçut Maigret et se dirigea très naturellement vers lui, s’assit à son côté.

— Vous ne m’avez pas dit que vous veniez à Moulins ! Je vous aurais amené avec ma voiture… Il est vrai qu’elle n’est pas fermée et que par le temps qu’il fait…

— Vous avez téléphoné à Marie Vassilief ?

— Non ! Je ne vois pas pourquoi je vous cacherais la vérité… Un demi aussi, garçon… Ou plutôt non ! Quelque chose de chaud… un grog… J’ai téléphoné à un certain M. Wolf… Si vous ne le connaissez pas, d’autres doivent le connaître, Quai des Orfèvres… Un usurier, si vous voulez… J’ai eu quelquefois recours à lui… Je viens d’essayer de…

Maigret le regarda curieusement.

— Vous lui avez demandé de l’argent ?

— À n’importe quel taux ! Il a d’ailleurs refusé ! Ne me regardez pas ainsi ! Cet après-midi, je suis passé à la banque…

— À quelle heure ?

— Vers trois heures… Le jeune homme que vous savez et son avocat en sortaient…

— Vous tentiez de retirer de l’argent ?

— J’ai essayé ! Surtout ne croyez pas que je veuille vous inspirer de la pitié ! Il y a des gens qui, dès qu’il s’agit d’argent, ont des pudeurs. Moi pas… Eh bien ! les quarante mille francs envoyés à Paris et le train de Marie Vassilief payé, il me reste à peu près trois cents francs en poche. Je suis arrivé ici sans rien prévoir… J’ai juste le complet que je porte… À Paris je dois quelques milliers de francs à la tenancière du meublé, qui ne laissera pas sortir mes effets…

Il parlait en regardant rouler les billes sur le tapis vert du billard. Ceux qui jouaient étaient des petits jeunes gens de la ville qui avaient parfois des coups d’œil envieux à la tenue élégante du comte.

— C’est tout ! J’aurais voulu tout au moins être en deuil pour les obsèques. Il n’y a pas un tailleur du pays qui me fasse deux jours de crédit… À la banque, on m’a répondu que le compte de ma mère était bloqué et qu’au surplus le crédit s’élevait à sept cents et quelques francs… Et savez-vous qui m’a fait cette agréable commission ?

— Le fils de votre régisseur !

— Comme vous dites !

Il avala une gorgée de grog brûlant et se tut, regardant toujours le billard. L’orchestre commençait une valse viennoise que scandait curieusement le bruit des billes.

Il faisait chaud. L’atmosphère du café était grise, en dépit des lampes électriques. C’était l’ancien café de province, avec une seule concession au modernisme, un placard qui annonçait : Cocktails 6 francs.

Maigret fumait lentement. Il fixait lui aussi le billard éclairé violemment par des abat-jour en carton vert. De temps en temps la porte s’ouvrait et après quelques secondes on était surpris par une bouffée d’air glacé.

— Mettons-nous dans le fond…

C’était la voix de l’avocat de Bourges. Il passa devant la table des deux hommes, suivi par Jean Métayer qui portait des gants de laine blanche. Mais tous deux regardaient droit devant eux. Ils ne virent le premier groupe qu’une fois assis.

Les deux tables se faisaient presque face. Il y eut une légère rougeur sur les joues de Métayer, qui commanda d’une voix manquant de fermeté :

— Un chocolat !

Et Saint-Fiacre de plaisanter à mi-voix :

— Chérie, va !

Une femme prenait place à égale distance des deux tables, adressait au garçon un sourire de bonne camaraderie, murmurait :

— Comme toujours !

On lui apporta un cherry. Elle se poudra, remit du rouge sur ses lèvres. Et, entre ses cils qui battaient, elle hésitait à braquer son regard vers une table ou vers l’autre.

Était-ce Maigret, large et confortable, qu’il fallait attaquer ? Était-ce l’avocat, plus élégant, qui la détaillait déjà avec un petit sourire ?

— Et voilà ! Je conduirai le deuil en gris ! murmura le comte de Saint-Fiacre. Je ne peux pourtant pas emprunter un complet noir au maître d’hôtel ! Ni endosser une jaquette de mon défunt père !

À part l’avocat, intéressé par la femme, tout le monde regardait le billard le plus proche.

Il y en avait trois. Deux étaient occupés. Des bravos crépitaient au moment où les musiciens achevaient leur morceau. Et, du coup, on entendait à nouveau des bruits de verres et de soucoupes.

— Trois portos, trois !

La porte s’ouvrait, se refermait. Le froid entrait, était digéré peu à peu par la chaleur ambiante.

Les lampes du troisième billard s’allumèrent sur un geste de la caissière, qui avait les commutateurs électriques derrière le dos.

— Trente points ! dit une voix.

Et, à l’adresse du garçon :

— Un quart Vichy… Non ! Un Vittel-fraise…

C’était Émile Gautier, qui enduisait soigneusement de craie bleue le bout de sa canne. Puis il mettait le marqueur à zéro. Son compagnon était le sous-directeur de la banque, plus âgé de dix ans, avec des moustaches brunes en pointe.

Ce n’est qu’au troisième coup — qu’il rata — que le jeune homme aperçut Maigret. Il salua, un peu gêné. Dès lors, il fut tellement absorbé par le jeu qu’il n’eut plus le temps de voir qui que ce fût.

— Bien entendu, si vous n’avez pas peur du froid, il y a une place dans ma voiture… dit Maurice de Saint-Fiacre. Vous me permettez de vous offrir quelque chose ? Vous savez ! je n’en suis tout de même pas encore à un apéritif près…

— Garçon ! disait Jean Métayer, à voix haute. Vous me demanderez le 17 à Bourges !

Le numéro de son père ! Un peu plus tard, il s’enfermait dans la cabine.

Maigret fumait toujours. Il avait commandé un second demi. Et la femme, peut-être parce qu’il était le plus gros, avait enfin jeté son dévolu sur lui. Chaque fois qu’il se tournait de son côté, elle lui souriait comme s’ils eussent été de vieilles connaissances.

Elle se doutait bien un peu qu’il était en train de penser à la vieille, comme disait le fils lui-même, qui était couchée au premier étage, là-bas, au château, et devant qui les paysans défilaient en se poussant du coude.

Mais ce n’était pas dans cet état qu’il la voyait. Il l’imaginait à une époque où il n’y avait pas encore d’autos devant le Café de Paris et où l’on n’y buvait pas de cocktails.

Dans le parc du château, grande et souple, racée comme une héroïne de roman populaire, près de la voiture d’enfant poussée par la nurse…

Maigret n’était qu’un gamin dont les cheveux, comme ceux d’Émile Gautier et comme ceux du rouquin, s’obstinaient à se dresser en épi au milieu du crâne.

Est-ce qu’il n’était pas jaloux du comte, le matin où le couple était parti vers Aix-les-Bains, dans une auto (une des premières du pays) toute pleine de fourrures et de parfum ? On ne voyait pas le visage sous la voilette. Le comte avait de grosses lunettes. Cela ressemblait à un enlèvement héroïque. Et la nounou tenait la main du bébé, l’agitait pour un adieu…

Maintenant, on aspergeait la vieille d’eau bénite et la chambre sentait la bougie.