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Affairé, Émile Gautier tournait autour du billard, jouait en fantaisie, comptait à mi-voix, important :

— Sept…

Il visait à nouveau. Il gagnait. Son chef à moustaches pointues disait d’une voix aigre :

— Formidable !

Deux hommes s’observaient, par-dessus le tapis vert : Jean Métayer, à qui parlait sans cesse le souriant avocat, et le comte de Saint-Fiacre, qui arrêta le garçon d’un geste mou.

— La même chose !

Maigret, lui, pensait maintenant à un sifflet de boy-scout. Un beau sifflet à deux sons, en bronze, comme il n’en avait jamais eu.

VIII

L’invitation à dîner

— Encore un coup de téléphone ! soupira Maigret en voyant Métayer se lever une fois de plus.

Il le suivit des yeux, constata qu’il ne pénétrait ni dans la cabine ni dans les lavabos. D’autre part, l’avocat grassouillet n’était plus assis que sur la pointe des fesses, comme quelqu’un qui hésite à se lever. Il regardait le comte de Saint-Fiacre. On eût même dit qu’il hésitait à esquisser un sourire. Était-ce Maigret qui était de trop ? Cette scène, en tout cas, rappelait au commissaire certaines histoires de jeunesse : trois ou quatre copains, dans une brasserie semblable ; deux femmes à l’autre bout de la salle. Les discussions, les hésitations, le garçon qu’on appelle pour le charger d’un billet…

L’avocat était dans le même état d’énervement. Et la femme installée à deux tables de Maigret s’y méprit, crut que c’était elle qui était visée. Elle sourit, ouvrit son sac et se mit un peu de poudre.

— Je reviens à l’instant ! dit le commissaire à son compagnon.

Il traversa la salle dans la direction suivie par Métayer, vit une porte qu’il n’avait pas remarquée et qui ouvrait sur un large couloir orné d’un tapis rouge. Au fond, un comptoir avec un grand livre, un standard téléphonique, une employée. Métayer était là, achevant une conversation avec cette dernière. Il la quitta au moment précis où Maigret s’avançait.

— Merci, mademoiselle… Vous dites dans la première rue à gauche ?

Il ne se cachait pas du commissaire. Il ne paraissait pas être ennuyé de sa présence. Au contraire ! Et dans son regard il y avait une petite flamme joyeuse.

— J’ignorais que ce fût un hôtel… dit Maigret à la jeune fille.

— Vous êtes descendu ailleurs ?… Vous avez eu tort… C’est même le premier hôtel de Moulins…

— N’avez-vous pas eu comme voyageur le comte de Saint-Fiacre ?

Elle faillit rire. Puis soudain elle devint grave.

— Qu’est-ce qu’il a fait ? questionna-t-elle avec quelque inquiétude. Voilà la seconde fois en cinq minutes que…

— Où avez-vous envoyé mon prédécesseur ?

— Il veut savoir si le comte de Saint-Fiacre est sorti pendant la nuit de samedi à dimanche… Je ne peux pas répondre maintenant, car le veilleur de nuit n’est pas arrivé… Alors ce monsieur m’a demandé si nous avons un garage et il y est allé…

Parbleu ! Maigret n’avait qu’à suivre Métayer !

— Et le garage est dans la première rue à gauche ! dit-il, un peu vexé quand même.

— C’est cela ! il reste ouvert toute la nuit.

Jean Métayer avait décidément fait vite car, quand Maigret entra dans la rue en question, il en sortait en sifflotant. Le gardien cassait la croûte dans un coin.

— C’est pour la même chose que ce monsieur qui sort… L’auto jaune… Est-on venu la prendre pendant la nuit de samedi à dimanche ?…

Il y avait déjà une coupure de dix francs sur la table. Maigret en déposa une seconde.

— Vers minuit, oui !

— Et on l’a ramenée ?

— Peut-être à trois heures du matin…

— Elle était sale ?

— Comme ci, comme ça… Vous savez, le temps est au sec.

— Ils étaient deux, n’est-ce pas ? Un homme et une femme…

— Non ! Un homme tout seul.

— Petit et maigre ?

— Mais non ! Très grand, au contraire, et bien portant. Le comte de Saint-Fiacre, évidemment !

Quand Maigret rentra dans le café, l’orchestre sévissait à nouveau et la première chose qu’il remarqua fut qu’il n’y avait plus personne dans le coin de Métayer et de son compagnon.

Il est vrai que quelques secondes plus tard il retrouvait l’avocat assis à sa propre place, à côté du comte de Saint-Fiacre.

À la vue du commissaire, il se leva de la banquette.

— Veuillez m’excuser… Mais non ! Reprenez votre place, je vous en prie…

Ce n’était pas pour s’en aller. Il s’assit sur la chaise, en face. Il était très animé, avec des roseurs aux pommettes, comme quand on s’empresse d’en finir avec une démarche délicate. Son regard semblait chercher Jean Métayer qu’on ne voyait pas.

— Vous allez comprendre, monsieur le commissaire… Je ne me serais pas permis de me rendre au château… C’est normal… Mais puisque le hasard veut que nous nous rencontrions en terrain neutre, si je puis dire…

Et il s’efforçait de sourire. Après chaque phrase, il avait l’air de saluer ses deux interlocuteurs, de les remercier de leur approbation.

— Dans une situation aussi pénible que celle-ci, il est inutile, ainsi que je l’ai dit à mon client, de compliquer encore les choses par une susceptibilité exagérée… M. Jean Métayer l’a très bien compris… Et, quand vous êtes arrivé, monsieur le commissaire, je disais au comte de Saint-Fiacre que nous ne demandions qu’à nous entendre…

Maigret grommela :

— Parbleu !

Et il pensait très exactement : « Toi, mon bonhomme, tu as de la chance si avant cinq minutes tu ne reçois pas sur la figure la main du monsieur à qui tu parles d’une voix si suave… »

Les joueurs de billard continuaient à tourner autour du tapis vert. Quant à la femme, elle se levait, laissait son sac à main sur la table et s’en allait vers le fond de la salle.

— Encore une qui se met le doigt dans l’œil. Une idée lumineuse vient de la frapper. Est-ce que Métayer n’est pas sorti pour lui parler dehors sans témoin ?… Alors, elle part à sa recherche…

Et Maigret ne se trompait pas. La main sur la hanche, la femme allait et venait, en quête du jeune homme !

L’avocat parlait toujours.

— Il y a des intérêts très complexes en présence et nous sommes disposés pour notre part…

— À quoi ? trancha Saint-Fiacre.

— Mais… à…

Il oublia que ce n’était pas son verre qu’il avait à portée de la main et il but dans celui de Maigret, par contenance.

— Je sais que l’endroit est peut-être mal choisi… Le moment aussi… Mais pensez que nous connaissons mieux que quiconque la situation financière de…

— De ma mère ! Ensuite ?

— Mon client, par une délicatesse qui l’honore, a préféré s’installer à l’auberge…

Pauvre diable d’avocat ! Les mots, maintenant que Maurice de Saint-Fiacre le regardait fixement, lui sortaient un à un de la gorge comme s’il eût fallu les en arracher.

— Vous me comprenez, n’est-ce pas, monsieur le commissaire ?… Nous savons qu’il y a un testament déposé chez le notaire… Rassurez-vous ! Les droits de M. le comte sont respectés… Mais Jean Métayer y figure néanmoins… Les affaires financières sont embrouillées… Mon client est seul à les connaître…

Maigret admirait Saint-Fiacre qui parvenait à rester d’un calme presque angélique. Il y avait même sur ses lèvres un léger sourire !

— Oui ! C’était un secrétaire modèle ! dit-il sans ironie.

— Remarquez que c’est un garçon d’excellente famille, qui a reçu une solide instruction. Je connais ses parents… Son père…

— Revenons à la fortune, voulez-vous ?

C’était trop beau. L’avocat pouvait à peine en croire ses oreilles.