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— Pardon ! Que faisiez-vous auparavant ?

— Je voyageais… J’écrivais des articles de critique d’art…

Maigret ne sourit pas. L’atmosphère, d’ailleurs, ne prêtait pas à l’ironie.

Le château était vaste. Du dehors, il ne manquait pas d’allure. Mais l’intérieur avait un aspect aussi miteux que le pyjama du jeune homme. Partout de la poussière, des vieilles choses sans beauté, un amas d’objets inutiles. Les tentures étaient fanées.

Et sur les murs, on voyait des traces plus claires qui prouvaient que des meubles avaient été enlevés. Les plus beaux, évidemment ! Ceux qui avaient quelque valeur !

— Vous êtes devenu l’amant de la comtesse…

— Chacun est libre d’aimer qui…

— Imbécile ! gronda Maigret en tournant le dos à son interlocuteur.

Comme si les choses n’étaient pas évidentes par elles-mêmes ! Il n’y avait qu’à regarder Jean ! Il n’y avait qu’à respirer quelques instants l’air du château ! Et surprendre les regards des domestiques !

— Vous saviez que son fils allait venir ?

— Non… Qu’est-ce que cela peut me faire ?

Et son regard fuyait toujours. De la main droite, il tiraillait les doigts de la main gauche.

— Je voudrais bien m’habiller… Il fait froid… Mais pourquoi la police s’occupe-t-elle de… ?

— Allez vous habiller, oui !

Et Maigret poussa la porte de la chambre, évita de regarder vers le lit sur lequel la morte était entièrement nue.

La chambre ressemblait au reste de la maison. Elle était trop vaste, trop froide, encombrée de vieux objets dépareillés. En voulant s’accouder au marbre de la cheminée, Maigret s’aperçut qu’il était cassé.

— Vous avez trouvé quelque chose ? demanda le commissaire à Bouchardon… Un instant… Vous voulez nous laisser, mademoiselle ?

Et il referma la porte derrière la femme de chambre, alla coller son front à la fenêtre, laissa errer son regard sur le parc tout feutré de feuilles mortes et de grisaille.

— Je ne puis que vous confirmer ce que je vous ai dit tout à l’heure. La mort est due à un arrêt brusque du cœur.

— Provoqué par ?…

Geste vague du médecin, qui jeta une couverture sur le cadavre et rejoignit Maigret à la fenêtre, alluma sa pipe.

— Peut-être par une émotion… Peut-être par le froid… Est-ce qu’il faisait froid dans l’église ?

— Au contraire ! Bien entendu, vous n’avez trouvé aucune trace de blessure ?

— Aucune !

— Pas même la trace à peine perceptible d’une piqûre ?

— J’y ai pensé… Rien !… Et la comtesse n’a absorbé aucun poison… Vous voyez qu’il serait difficile de prétendre…

Maigret avait le front dur. Il apercevait à gauche, sous les arbres, le toit rouge de la maison du régisseur, où il était né.

— En deux mots… La vie du château ?… questionna-t-il à mi-voix.

— Vous en savez autant que moi… Une de ces femmes qui sont des modèles de bonne conduite jusqu’à quarante ou quarante-cinq ans… C’est alors que le comte est mort, que le fils est allé à Paris poursuivre ses études…

— Et ici ?

— Il est venu des secrétaires, qui restaient plus ou moins longtemps… Vous avez vu le dernier…

— La fortune ?

— Le château est hypothéqué… Trois fermes sur quatre sont vendues… De temps en temps un antiquaire vient chercher ce qui a encore de la valeur…

— Et le fils ?

— Je le connais mal ! On dit que c’est un numéro…

— Je vous remercie !

Maigret allait sortir. Bouchardon le poursuivit.

— Entre nous, je serais curieux de savoir par quel hasard vous étiez précisément à l’église ce matin…

— Oui ! c’est étrange…

— J’ai l’impression de vous avoir déjà vu quelque part…

— C’est possible…

Et Maigret hâta le pas le long du couloir. Il avait la tête un peu vide, parce qu’il n’avait pas assez dormi. Peut-être aussi avait-il pris froid à l’auberge de Marie Tatin. Il aperçut Jean qui descendait l’escalier, vêtu d’un complet gris mais encore chaussé de pantoufles. Au même moment une voiture à échappement libre pénétrait dans la cour du château.

C’était une petite auto de course, peinte en jaune canard, longue, étroite, inconfortable. Un homme en manteau de cuir faisait l’instant d’après irruption dans le hall, retirait son casque, lançait :

— Hello ! Quelqu’un !… Tout le monde dort encore ici ?…

Mais il aperçut Maigret qu’il regarda curieusement.

— Qu’est-ce que ?…

— Chut !… Il faut que je vous parle…

À côté du commissaire, Jean était pâle, inquiet. En passant, le comte de Saint-Fiacre lui envoya un léger coup de poing à l’épaule, plaisanta :

— Toujours ici, crapule !

Il n’avait pas l’air de lui en vouloir. Seulement de le mépriser profondément.

— Il ne se passe rien de grave, au moins ?

— Votre mère est morte ce matin, à l’église.

Maurice de Saint-Fiacre avait trente ans, le même âge que Jean. Ils étaient de même taille, mais le comte était large, un peu gras. Et tout son être, surtout dans son vêtement de cuir, respirait une vie allègre. Ses yeux clairs étaient gais, moqueurs.

Il fallut les paroles de Maigret pour lui faire froncer les sourcils.

— Qu’est-ce que vous dites ?

— Venez par ici.

— Ça, par exemple !… Moi qui…

— Qui ?…

— Rien ! Où est-elle ?…

Il était ahuri, dérouté. Dans la chambre, il souleva juste assez la couverture pour apercevoir le visage de la morte. Pas d’explosion de douleur. Pas de larmes. Pas de gestes dramatiques. Seulement deux mots murmurés.

— Pauvre vieille !…

Jean avait cru devoir marcher jusqu’à la porte et l’autre l’aperçut, lui lança :

— Sors d’ici, toi !

Il devenait nerveux. Il marchait de long en large. Il se heurta au docteur.

— De quoi est-elle morte, Bouchardon ?

— Arrêt du cœur, monsieur Maurice… Mais le commissaire en sait peut-être plus que moi à ce sujet…

Le jeune homme se tourna vivement vers Maigret.

— Vous êtes de la police ?… Qu’est-ce que ?…

— Voulez-vous que nous ayons une conversation de quelques minutes ?… J’aimerais faire les cent pas sur la route… Vous restez ici, docteur ?…

— C’est que j’allais chasser et…

— Eh bien ! vous irez chasser un autre jour !

Maurice de Saint-Fiacre suivit Maigret en regardant le sol devant lui d’un air rêveur. Quand ils atteignirent l’allée principale du château, la messe de sept heures finissait et les fidèles, plus nombreux qu’à la première messe, sortaient, formaient des groupes sur le parvis. Quelques personnes pénétraient déjà dans le cimetière et les têtes seules dépassaient du mur.

À mesure que le jour se levait, le froid devenait plus vif, sans doute à cause de la bise qui balayait les feuilles mortes d’un bout de la place à l’autre, les faisait tournoyer comme des oiseaux au-dessus de l’étang Notre-Dame.

Maigret bourra sa pipe. N’était-ce pas la principale raison pour laquelle il avait entraîné son compagnon dehors ? Pourtant, dans la chambre même de la morte, le docteur fumait. Maigret avait l’habitude de fumer n’importe où.

Mais pas au château ! C’était un endroit à part, qui, pendant toute sa jeunesse, avait représenté ce qu’il y a de plus inaccessible !

« Aujourd’hui, le comte m’a appelé dans sa bibliothèque pour travailler avec lui ! » disait son père avec une pointe d’orgueil.

Et le gamin qu’était Maigret en ce temps-là regardait de loin, avec respect, la voiture d’enfant poussée par une nurse, dans le parc. Le bébé, c’était Maurice de Saint-Fiacre !