Il s’agissait d’une simple épreuve, tirée à plat, à la main. La preuve, c’est que l’envers de la feuille portait exactement le même texte.
On ne s’était pas donné la peine de raffiner, ou bien l’on n’en avait pas eu le temps. La comtesse, d’ailleurs, aurait-elle l’idée de retourner le papier ? Ne serait-elle pas morte avant, d’émotion, d’indignation, de honte, d’angoisse ?
La physionomie de Maigret était effrayante, parce qu’il n’avait jamais vu un crime aussi lâche en même temps qu’aussi habile.
Et l’assassin avait eu l’idée d’avertir la police !
En supposant que le missel n’eût pas été retrouvé…
Oui ! C’était cela ! Le missel ne devait pas être retrouvé ! Et, dès lors, il était impossible de parler d’un crime, d’accuser qui que ce fût ! La comtesse était morte d’un arrêt brusque du cœur !
Il fit soudain demi-tour. Il arriva chez Marie Tatin alors que tout le monde parlait de lui et du missel.
— Vous savez où habite le petit Ernest ?
— Trois maisons après l’épicerie, dans la grand-rue…
Il s’y précipita. Une bicoque sans étage. Des agrandissements photographiques du père et de la mère au mur, des deux côtés du buffet. La femme, déjà déshabillée, était dans la cuisine qui sentait le rôti de bœuf.
— Votre fils n’est pas ici ?
— Il se déshabille. Ce n’est pas la peine qu’il salisse ses vêtements du dimanche… Vous avez vu comme je l’ai secoué !… Un enfant qui n’a que de bons exemples sous les yeux et qui…
Elle ouvrait une porte, criait :
— Viens ici, mauvais sujet !
Et l’on apercevait le gosse en caleçon, qui essayait de se cacher.
— Laissez-le s’habiller ! dit Maigret. Je lui parlerai après…
La femme continuait à préparer le déjeuner. Son mari devait être chez Marie Tatin à prendre l’apéritif.
Enfin la porte s’ouvrit et Ernest entra, sournois, vêtu de son costume de semaine dont le pantalon était trop long.
— Viens te promener avec moi…
— Vous voulez ?… s’exclama la femme. Mais alors… Ernest… Va vite mettre ton beau costume…
— Ce n’est pas la peine, madame !… Viens, mon petit bonhomme…
La rue était déserte. Toute la vie du pays était concentrée sur la place, au cimetière et chez Marie Tatin.
— Demain, je te ferai cadeau d’un missel encore plus gros, avec les premières lettres de chaque verset en rouge…
Le gosse en fut ahuri. Ainsi, le commissaire savait qu’il existait des missels avec des lettrines rouges, comme celui qui figurait sur l’autel ?
— Seulement, tu vas me dire franchement où tu as pris celui-là ! Je ne te gronderai pas…
C’était curieux de voir naître chez le gamin la vieille méfiance paysanne ! Il se taisait ! Il était déjà sur la défensive !
— Est-ce sur le prie-Dieu que tu l’as trouvé ?
Silence ! Il avait les joues et le dessus du nez piquetés de taches de rousseur. Ses lèvres charnues s’essayaient à l’impassibilité.
— Tu n’as pas compris que j’étais ton grand ami ?
— Oui… Vous avez donné vingt francs à maman…
— Et alors ?…
Le gosse tenait sa vengeance.
— En rentrant, maman m’a dit qu’elle ne m’avait giflé que pour la frime, et elle m’a donné cinquante centimes…
Tac ! Il savait ce qu’il faisait, celui-là ! Quelles pensées roulait-il dans sa tête trop grosse pour son corps maigre ?
— Et le sacristain ?
— Il ne m’a rien dit…
— Qui a pris le missel sur le prie-Dieu ?
— Je ne sais pas…
— Et toi, où l’as-tu trouvé ?
— Sous mon surplis, dans la sacristie… Je devais aller manger au presbytère. J’avais oublié mon mouchoir… En bougeant le surplis, j’ai senti quelque chose de dur…
— Le sacristain était là ?
— Il était dans l’église, occupé à éteindre les cierges… Vous savez ! ceux avec les lettres rouges coûtent très cher…
Autrement dit, quelqu’un avait pris le missel sur le prie-Dieu, l’avait caché momentanément dans la sacristie, sous le surplis de l’enfant de chœur, avec l’idée, évidemment, de venir le reprendre !
— Tu l’as ouvert ?
— Je n’ai pas eu le temps… Je voulais avoir mon œuf à la coque… Parce que le dimanche…
— Je sais…
Et Ernest se demanda comment cet homme de la ville pouvait savoir que le dimanche il avait un œuf et des confitures au presbytère.
— Tu peux aller…
— C’est vrai que j’aurai ?…
— Un missel, oui… Demain… Au revoir, mon garçon…
Maigret lui tendit la main et le gamin fut un instant à hésiter avant de donner la sienne.
— Je sais bien que ce sont des blagues ! dit-il néanmoins en s’éloignant.
Un crime en trois temps : quelqu’un avait composé ou fait composer l’article, à l’aide d’une linotype, qu’on ne trouve que dans un journal ou dans une imprimerie très importante.
Quelqu’un avait glissé le papier dans le missel en choisissant la page.
Et quelqu’un avait repris le missel, l’avait caché momentanément sous le surplis, dans la sacristie.
Peut-être le même homme avait-il tout fait ? Peut-être chaque geste avait-il un auteur différent ? Peut-être deux de ces gestes avaient-ils le même auteur ?
Comme il passait devant l’église, Maigret vit le curé qui en sortait et qui se dirigeait vers lui. Il l’attendit sous les peupliers, près de la marchande d’oranges et de chocolat.
— Je vais au château… dit-il en rejoignant le commissaire. C’est la première fois que je célèbre la messe sans même savoir ce que je fais… L’idée qu’un crime…
— C’est bien un crime ! laissa tomber Maigret.
Ils marchèrent en silence. Sans mot dire, le commissaire tendit le bout de papier à son compagnon qui le lut, le rendit.
Et ils parcoururent encore cent mètres sans prononcer une parole.
— Le désordre appelle le désordre… Mais c’était une pauvre créature…
Ils devaient l’un et l’autre tenir leur chapeau, à cause de la bise qui redoublait de violence.
— Je n’ai pas eu assez d’énergie… ajoutait le prêtre d’une voix sombre.
— Vous ?
— Tous les jours elle me revenait… Elle était prête à rentrer dans les voies du Seigneur… Mais tous les jours, là-bas…
Il y eut de l’âpreté dans son accent.
— Je ne voulais pas y aller ! Et pourtant c’était mon devoir…
Ils faillirent s’arrêter, parce que deux hommes marchaient le long de la grande allée du château et qu’ils allaient les rencontrer. On reconnaissait le docteur, avec sa barbiche brune, et, près de lui, le maigre et long Jean Métayer qui discourait toujours avec fièvre. L’auto jaune était dans la cour. On devinait que Métayer n’osait pas rentrer au château tant que le comte de Saint-Fiacre y était.
Une lumière équivoque sur le village. Une situation équivoque ? Des allées et venues imprécises !
— Venez ! dit Maigret.
Et le docteur dut dire la même chose au secrétaire qu’il entraîna jusqu’au moment où il put lancer :
— Bonjour, monsieur le curé ! Vous savez ! Je suis en mesure de vous rassurer… Tout mécréant que je sois, je devine votre angoisse à l’idée qu’un crime a pu être commis dans votre église… Eh bien ! non… La science est formelle… Notre comtesse est morte d’un arrêt du cœur…
Maigret s’était approché de Jean Métayer.
— Une question…
Il sentait le jeune homme nerveux, haletant d’angoisse.
— Quand êtes-vous allé pour la dernière fois au Journal de Moulins ?