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C’est à Bamenda que mon père emmène ma mère après leur mariage, et Forestry House est leur première maison. Ils installent leurs meubles, les seuls meubles qu’ils ont jamais achetés et qu’ils emporteront avec eux partout : des tables, des fauteuils taillés dans des troncs d’iroko, décorés de sculptures traditionnelles des hauts plateaux de l’Ouest camerounais, léopards, singes, antilopes. La photo que mon père prend de leur salon à Forestry House montre un décor très « colonial » : au-dessus du manteau de la cheminée (il fait froid à Bamenda en hiver) est accroché un grand bouclier en peau d’hippopotame, assorti de deux lances croisées. Il s’agit vraisemblablement d’objets laissés là par un précédent occupant, car cela ne ressemble pas à ce que mon père pouvait rechercher. Les meubles sculptés, en revanche, l’ont accompagné jusqu’en France. J’ai passé une grande partie de mon enfance et de mon adolescence au milieu de ces meubles, assis sur les tabourets pour y lire les dictionnaires. J’ai joué avec les statues d’ébène, avec les sonnettes de bronze, j’ai utilisé les cauris en guise d’osselets. Pour moi, ces objets, ces bois sculptés et ces masques accrochés aux murs n’étaient pas du tout exotiques. Ils étaient ma part africaine, ils prolongeaient ma vie et, d’une certaine façon, ils l’expliquaient. Et avant ma vie, ils parlaient du temps que mon père et ma mère avaient vécu là-bas, dans cet autre monde où ils avaient été heureux. Comment dire ? J’ai ressenti de l’étonnement, et même de l’indignation, lorsque j’ai découvert, longtemps après, que de tels objets pouvaient être achetés et exposés par des gens qui n’avaient rien connu de tout cela, pour qui ils ne signifiaient rien, et même pis, pour qui ces masques, ces statues et ces trônes n’étaient pas des choses vivantes, mais la peau morte qu’on appelle souvent l’« art ».

Pendant leurs premières années de mariage, mon père et ma mère ont vécu là leur vie amoureuse, à Forestry House et sur les routes du haut pays camerounais, jusqu’à Banso. Avec eux voyageaient leurs employés, Njong le chocra, Chindefondi l’interprète, Philippus le chef des porteurs. Philippus était l’ami de ma mère. C’était un homme de petite taille, doué d’une force herculéenne, capable de pousser un tronc pour dégager la route ou de porter des charges que personne n’aurait pu soulever. Ma mère racontait que plusieurs fois il l’avait aidée à traverser des rivières en crue, en la tenant à bout de bras au-dessus de l’eau.

Avec eux voyageaient aussi les inséparables compagnons de mon père, qu’il avait adoptés à son arrivée à Bamenda : James et Pégase, les chevaux, le front marqué d’une étoile blanche, capricieux et doux. Et son chien, nommé Polisson, une sorte de braque dégingandé qui trottait en avant sur les chemins, et qui se couchait à ses pieds partout où il s’arrêtait, même lorsque mon père devait poser pour une photo officielle en compagnie des rois.

Banso[1]

À partir de mars 1932, mon père et ma mère quittent la résidence de Forestry House à Bamenda et s’installent dans la montagne, à Banso, où un hôpital doit être créé. Banso est au bout de la route de latérite carrossable en toutes saisons. C’est au seuil du pays qu’on dit « sauvage », le dernier poste où s’exerce l’autorité britannique. Mon père y sera le seul médecin, et le seul Européen, ce qui n’est pas pour lui déplaire.

Le territoire qu’il a en charge est immense. Cela va de la frontière avec le Cameroun sous mandat français, au sud-est, jusqu’aux confins de l’Adamawa au nord, et comprend la plus grande partie des chefferies et des petits royaumes qui ont échappé à l’autorité directe de l’Angleterre après le départ des Allemands : Kantu, Abong, Nkom, Bum, Foumban, Bali. Sur la carte qu’il a établie lui-même, mon père a noté les distances, non en kilomètres, mais en heures et jours de marche. Les précisions indiquées sur la carte donnent la vraie dimension de ce pays, la raison pour laquelle il l’aime : les passages à gué, les rivières profondes ou tumultueuses, les côtes à gravir, les lacets du chemin, les descentes au fond des vallées qu’on ne peut faire à cheval, les falaises infranchissables. Sur les cartes qu’il dessine, les noms forment une litanie, ils parlent de marche sous le soleil, à travers les plaines d’herbes, ou l’escalade laborieuse des montagnes au milieu des nuages : Kengawmeri, Mbiami, Tanya, Ntim, Wapiri, Ntem, Wanté, Mbam, Mfo, Yang, Ngonkar, Ngom, Nbirka, Ngu, trente-deux heures de marche, c’est-à-dire cinq jours à raison de dix kilomètres par jour sur un terrain difficile. Plus les arrêts dans les hameaux, les bivouacs, les soins à donner, les vaccins, les discussions (les fameuses palabres) avec les autorités locales, les plaintes qu’il faut écouter, et le journal de bord à tenir, l’économie à surveiller, les médicaments à commander à Lagos, les instructions à laisser aux officiers de santé et aux infirmiers dans les dispensaires.

Le roi Memfoï, Banso.

Pendant plus de quinze ans, ce pays sera le sien. Il est probable que personne ne l’aura mieux ressenti que lui, à ce point parcouru, sondé, souffert. Rencontré chaque habitant, mis au monde beaucoup, accompagné d’autres vers la mort. Aimé surtout, parce que, même s’il n’en parlait pas, s’il n’en racontait rien, jusqu’à la fin de sa vie il aura gardé la marque et la trace de ces collines, de ces forêts et de ces herbages, et des gens qu’il y a connus.

À l’époque où il parcourt la province du Nord-Ouest, les cartes sont inexistantes. La seule carte imprimée dont il dispose est la carte d’état-major de l’armée allemande au 1/300 000e relevée par Moisel en 1913. Hormis les principaux cours d’eau, le Donga Kari affluent du Bénoué au nord et la rivière Cross au sud, et les deux cités anciennes fortifiées de Banyo et de Kentu, la carte est imprécise. Abong, le village le plus au nord du territoire médical de mon père, à plus de dix jours de marche, est mentionné sur la carte de l’armée allemande avec un point d’interrogation. Les districts de Kaka, de Mbembé sont si loin de la zone côtière que c’est comme s’ils appartenaient à un autre pays. Les gens qui y vivent pour la plupart n’ont jamais vu d’Européens, les plus âgés se souviennent avec horreur de l’occupation de l’armée allemande, des exécutions, des rapts d’enfants. Ce qui est certain, c’est qu’ils n’ont pas la moindre idée de ce que représente la puissance coloniale de l’Angleterre ou de la France, et n’imaginent pas la guerre qui se prépare à l’autre bout du monde. Ce ne sont pas des régions isolées ni sauvages (comme mon père pourra le dire, en revanche, du Nigeria, et particulièrement de la forêt autour d’Ogoja). Au contraire, c’est un pays prospère, où on cultive les arbres fruitiers, l’igname et le millet, où on pratique l’élevage. Les royaumes sont au cœur d’une zone d’influence, sous l’inspiration de l’islam venu des empires du Nord, de Kano, des émirats de Bornu et d’Agadez, de l’Adamawa, apporté par les colporteurs foulanis et les guerriers haoussas. À l’est, il y a Banyo et le pays bororo, au sud l’antique culture des Bamouns de Foumban qui pratiquent l’échange, sont maîtres dans l’art de la métallurgie et utilisent même une écriture inventée en 1900 par le roi Njoya. La colonisation européenne en fin de compte a très peu touché la région. Douala, Lagos, Victoria sont à des années de là. Les montagnards de Banso continuent à vivre comme ils l’ont toujours fait, selon un rythme lent, en harmonie avec la nature sublime qui les entoure, cultivant la terre et paissant leurs troupeaux de vaches à longues cornes.

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Aujourd’hui : Kumbo.