Les fourmis étaient l’antiface de cette fureur. Le contraire de la plaine d’herbes, de la violence destructrice. Y avait-il des fourmis avant Ogoja ? Je ne m’en souviens pas. Ou bien sans doute ces « fourmis d’Argentine », poussière noire qui envahissait chaque nuit la cuisine de ma grand-mère, reliant par des routes minuscules ses jardinières de rosiers en équilibre sur la gouttière et les amas de détritus qu’elle brûlait dans sa chaudière.
Les fourmis, à Ogoja, étaient des insectes monstrueux de la variété exectoïde, qui creusaient leurs nids à dix mètres de profondeur sous la pelouse du jardin, où devaient vivre des centaines de milliers d’individus. Au contraire des termites, doux et sans défense, incapables dans leur cécité de causer le moindre mal, sauf celui de ronger le bois vermoulu des habitations et les troncs des arbres déchus, les fourmis étaient rouges, féroces, dotées d’yeux et de mandibules, capables de sécréter du poison et d’attaquer quiconque se trouvait sur leur chemin. C’étaient elles les véritables maîtresses d’Ogoja.
Je garde le souvenir cuisant de ma première rencontre avec les fourmis, dans les jours qui ont suivi mon arrivée. Je suis dans le jardin, non loin de la maison. Je n’ai pas remarqué le cratère qui signale l’entrée de la fourmilière. Tout d’un coup, sans que je m’en sois rendu compte, je suis entouré par des milliers d’insectes. D’où viennent-ils ? J’ai dû pénétrer dans la zone dénudée qui entoure l’orifice de leurs galeries. Ce n’est pas tant des fourmis que je me souviens, que de la peur que je ressens. Je reste immobile, incapable de fuir, incapable de penser, sur le sol tout à coup mouvant, formant un tapis de carapaces, de pattes et d’antennes qui tourne autour de moi et resserre son tourbillon, je vois les fourmis qui ont commencé à monter sur mes chaussures, qui s’enfoncent entre les mailles de ces fameuses chaussettes de laine imposées par mon père. Au même instant je ressens la brûlure des premières morsures, sur mes chevilles, le long de mes jambes. L’affreuse impression, la hantise d’être mangé vivant. Cela dure quelques secondes, des minutes, un temps aussi long qu’un cauchemar. Je ne m’en souviens pas, mais j’ai dû crier, hurler même, parce que, l’instant d’après, je suis secouru par ma mère qui m’emporte dans ses bras et, autour de moi, devant la terrasse de la maison, il y a mon frère, les garçons du voisinage, ils regardent en silence, est-ce qu’ils rient ? Est-ce qu’ils disent : Small boy him cry ? Ma mère ôte mes chaussettes, retournées délicatement comme on enlèverait une peau morte, comme si j’avais été fouetté par des branches épineuses, je vois mes jambes couvertes de points sombres où perle une goutte de sang, ce sont les têtes des fourmis accrochées à la peau, leurs corps ont été arrachés au moment où ma mère retirait mes chaussettes. Leurs mandibules sont enfoncées profondément, il faut les extraire une par une avec une aiguille trempée dans l’alcool.
Une anecdote, une simple anecdote. D’où vient que j’en garde la marque, comme si les morsures des fourmis guerrières étaient encore sensibles, que tout cela s’était passé hier ? Sans doute est-ce mêlé de légende, de rêve. Avant ma naissance, raconte ma mère, elle voyage à cheval dans l’ouest du Cameroun, où mon père est médecin itinérant. La nuit, ils campent dans des « cases de passage », de simples huttes de branches et de palmes au bord du chemin, où ils accrochent leurs hamacs. Un soir, les porteurs sont venus les réveiller. Ils portent des torches enflammées, ils parlent à voix basse, ils pressent mon père et ma mère de se lever. Quand ma mère raconte cela, elle dit que ce qui l’a d’abord alarmée, c’est le silence, partout, alentour, dans la forêt, et les chuchotements des porteurs. Dès qu’elle est debout, elle voit, à la lumière des torches : une colonne de fourmis (ces mêmes fourmis rouges encadrées de guerrières) qui est sortie de la forêt et qui commence à traverser la case. Une colonne, plutôt un fleuve épais, qui avance lentement, sans s’arrêter, sans se soucier des obstacles, droit devant, chaque fourmi soudée à l’autre, dévorant, brisant tout sur son passage. Mon père et ma mère ont juste le temps de rassembler leurs affaires, vêtements, sacs de vivres et de médicaments. L’instant d’après, le fleuve sombre coule à travers la case.
Cette histoire, combien de fois ai-je entendu ma mère la raconter ? Au point de croire que cela m’était arrivé, de mêler le fleuve dévorant au tourbillon de fourmis qui m’avait assailli. Le mouvement de giration des insectes autour de moi ne me quitte pas, et je reste figé dans un rêve, j’écoute le silence, un silence aigu, strident, plus effrayant qu’aucun bruit au monde. Le silence des fourmis.
À Ogoja, les insectes étaient partout. Insectes de jour, insectes de nuit. Ceux qui répugnent aux adultes n’ont pas le même effet sur les enfants. Je n’ai pas besoin de faire de grands efforts d’imagination pour voir surgir à nouveau, chaque nuit, les armées de cafards — les cancrelats, comme les appelait mon grand-père, sujets d’une sirandane : kankarla, nabit napas kilot, il porte un habit, mais n’a pas de culotte. Ils sortaient des fissures du sol, des lattes de bois du plafond, ils galopaient du côté de la cuisine. Mon père les détestait. Chaque nuit, il parcourait la maison, sa torche électrique d’une main, sa savate dans l’autre, pour une chasse vaine et sans fin. Il était persuadé que les cafards étaient à l’origine de beaucoup de maladies, y compris du cancer. Je me souviens de l’entendre dire : « Brossez bien les ongles des pieds, sinon les cancrelats viendront les ronger dans la nuit ! »
Pour nous, enfants, c’étaient des insectes comme les autres. Nous leur faisions la chasse et nous les capturions, sans doute pour les relâcher du côté de la chambre des parents. Ils étaient gras, d’un brun rougeâtre, très luisants. Ils volaient lourdement.
Nous avions découvert d’autres compagnons de jeu : les scorpions. Moins nombreux que les cafards, mais nous avions notre réserve. Mon père, qui redoutait notre turbulence, avait installé sous la varangue, du côté le plus éloigné de sa chambre, deux trapèzes faits de bouts de corde et de vieux manches d’outils. Nous utilisions les trapèzes pour un exercice particulier : suspendus par les jambes et la tête en bas, nous relevions délicatement la natte de paille que mon père avait mise pour amortir une éventuelle chute, et nous regardions les scorpions se figer dans une posture défensive, les pinces dressées et leur queue pointant son dard. Les scorpions qui vivaient sous le tapis étaient généralement petits, noirs, probablement inoffensifs. Mais de temps à autre, le matin, ils avaient été remplacés par un spécimen plus grand, de couleur blanche tirant sur le jaune, et nous savions instinctivement que cette variété pouvait être venimeuse. Le jeu consistait, du haut du trapèze, à taquiner ces animaux avec un brin d’herbe ou une brindille, et à les regarder tourner, comme aimantés, autour de la main qui les agressait. Ils ne piquaient jamais l’instrument. Leurs yeux endurcis savaient faire la différence entre l’objet et la main qui le tenait. Pour corser l’affaire il fallait donc, de temps en temps, lâcher la brindille et avancer la main, puis la retirer prestement au moment où la queue du scorpion fouettait.
J’ai du mal aujourd’hui à me souvenir des sentiments qui nous animaient. Il me semble qu’il y avait dans ce rituel du trapèze et du scorpion quelque chose de respectueux, un respect évidemment inspiré par la crainte. Comme les fourmis, les scorpions étaient les vrais habitants de ce lieu, nous ne pouvions être que des locataires indésirables et inévitables, destinés à nous en aller. Des colons, en somme.