Tandis que Dirk s’asseyait sur l’aile de l’appareil pour enfiler et lacer ses bottines, Gwen entreprit de dérouler les glisseurs : deux petites plaques de métal souple dont les dimensions permettaient à peine de s’y tenir debout. T’Larien aperçut les fils entrecroisés des grilles gravitationnelles insérées dans leur partie inférieure lorsque la jeune femme les étala sur le sol. Il monta sur un glisseur, y inséra soigneusement ses pieds ; les semelles métalliques de ses bottines s’y verrouillèrent tandis que la plate-forme se rigidifiait. Gwen lui tendit alors le boîtier de commande, qu’il fixa par une lanière à son poignet droit.
« Arkin et moi utilisons ces glisseurs pour nous déplacer en forêt, lui expliqua Gwen pendant qu’elle s’agenouillait pour lacer ses propres bottines. Une raie d’acier a une vitesse de pointe dix fois supérieure, bien sûr, mais ce n’est pas toujours facile de trouver une clairière où se poser. Les glisseurs conviennent bien mieux à nos activités, sauf pour transporter de l’équipement lourd ou quand nous sommes pressés. Garse adore les qualifier de jouets, mais… » Elle monta sur sa plate-forme et lui sourit. « Prêt ?
— Absolument. » Les doigts de Dirk touchèrent la plaquette argentée qu’il tenait dans sa main droite. Un peu trop fort : le glisseur partit aussitôt dans un brutal mouvement ascensionnel, entraînant dans le mouvement les pieds de son passager. T’Larien se retrouva la tête en bas, le corps pendu sous la plate-forme – il faillit d’ailleurs se fracasser le crâne contre le toit dans la « manœuvre ». Ce fut dans cette position qu’il s’élança dans le ciel, littéralement grisé de joie.
Gwen s’élevait derrière lui, parfaitement droite, fendant les vents du crépuscule avec une habileté due à une longue pratique. Elle ressemblait à un djinn des mondes extérieurs juché sur un tapis volant d’argent. Dirk s’était familiarisé avec les commandes, le temps qu’elle le rejoigne, aussi était-il parvenu à se redresser. Mais ses efforts désordonnés pour conserver son équilibre continuaient à le faire basculer d’avant en arrière. Contrairement aux autres aéronefs, les glisseurs ne possédaient pas de gyroscopes.
Dirk poussa un cri de joie quand Gwen vint se positionner derrière lui. Elle lui donna une tape amicale dans le dos, ce qui eut pour effet (en raison de son équilibre pour le moins précaire) de le faire basculer. Il donna de la bande au-dessus de Larteyn, puis entama une série de tonneaux incontrôlés.
La jeune femme lui hurlait quelque chose. Dirk se rendit alors compte qu’il était sur le point de s’écraser contre la façade d’une haute tour d’ébène. Il se redressa juste à temps, luttant toujours pour conserver son équilibre.
Il se trouvait à l’aplomb de la cité lorsqu’elle le rattrapa, parfaitement droite sur son glisseur. « Écarte-toi ! » lui cria-t-il. Il se sentait envahi d’une joie indescriptible.
« Femme, si jamais tu t’avises de me toucher encore une fois, je t’avertis que j’irai chercher ton char volant pour te balayer du ciel à coups de laser ! » T’Larien se mit à osciller, parvint tant bien que mal à se redresser, mais ayant trop compensé il bascula aussitôt de l’autre côté en hurlant.
« Ma parole, mais tu es ivre ! lui cria-t-elle dans le vent mordant. Tu as bu trop de bière au petit déjeuner. » Elle se trouvait plus haut que lui, bras croisés contre sa poitrine, à observer ses efforts avec une moue désapprobatrice.
« Ces trucs sont bien plus stables quand on a la tête en bas. » Il était parvenu à trouver un semblant d’équilibre, mais la façon dont il écartait les bras montrait qu’il doutait de pouvoir le maintenir bien longtemps.
Gwen vint se placer à sa hauteur. Elle semblait sûre d’elle, confiante ; ses cheveux sombres flottaient dans les airs comme une bannière noire. « Tu t’en sors ? lui hurla-t-elle.
— Je pense avoir compris ! » Ça faisait quelques instants déjà qu’il conservait une position verticale.
« Bien. Alors, regarde en bas ! »
Ses yeux se portèrent au-delà de l’étroite sécurité que lui offrait la plate-forme sur laquelle ses pieds reposaient.
Ils avaient dépassé les tours sombres et les rues de pierrelueur de Larteyn pour à présent survoler un abîme, qui s’étendait du ciel crépusculaire jusqu’aux Terres communes. Dirk entrevit une rivière, un filet d’eau sombre qui vagabondait au sein de la végétation plongée dans la pénombre. Puis il fut pris de vertige, ses poings se serrèrent, et il bascula de plus belle.
Gwen vint cette fois se positionner en dessous de son ex-amant, qui pendait lamentablement tête en bas. « Tu as vraiment l’esprit obtus, t’Larien, ironisa-t-elle alors, les bras croisés. Pourquoi donc refuses-tu de voler comme tout le monde ? »
T’Larien tenta de grommeler quelque chose, mais, avec le vent qui lui coupait la respiration, il ne parvenait qu’à lui adresser des grimaces. Puis il se retourna. Ses jambes commençaient à pâtir des mauvais traitements qu’il leur infligeait. « Là ! » Il défia le sol du regard, pour lui faire comprendre qu’il ne laisserait pas l’altitude le désemparer une seconde fois.
Gwen, toujours à ses côtés, hocha la tête d’un air entendu. « Tu es la honte des enfants d’Avalon ! lui cria-t-elle. Et celle de tous les glisseurs de l’univers ! Mais tu devrais sans doute réussir à survivre. Bon, tu tiens vraiment à voir la jungle ?
— J’irai là où tu iras, Jenny.
— Alors, fais demi-tour. Nous n’allons pas dans la bonne direction. Il faut franchir les montagnes. » Elle lui tendit sa main libre, et ils entamèrent une large spirale ascendante qui les conduisit face à la muraille rocheuse qui accueillait Larteyn. La cité arborait un gris terne à cette distance ; ses fières pierrelueurs étaient en train d’absorber la lumière solaire, et les monts formaient une barrière obscure dans le ciel.
Ils s’élancèrent dans leur direction, gagnant régulièrement de l’altitude jusqu’à se retrouver très haut au-dessus du Fort de Feu, suffisamment pour éviter les pics – leurs glisseurs ne pouvaient de toute façon guère dépasser une telle altitude. D’autres aéronefs en étaient capables, bien sûr, mais Dirk s’estimait déjà bien assez haut à son goût. Leurs survêtements d’étoffe caméléon avaient pris une teinte gris-blanc, et Dirk se réjouissait qu’ils fussent si chauds – le jour incertain de Worlorn n’était guère moins froid que sa nuit.
Main dans la main, ils chevauchaient les vents glaciaux en se criant de rares commentaires, s’élevant au-dessus d’une montagne pour en descendre aussitôt l’autre versant et se retrouver dans une vallée rocheuse peu profonde, avant de repartir à l’assaut d’un nouveau mont. Ils dépassèrent des pics de roche vert et noir, effilés comme des dagues, laissèrent derrière eux de hautes cascades étroites et des précipices plus vertigineux encore. Puis Gwen le défia à la course. Ils s’élancèrent aussi rapidement que leurs glisseurs – et leur habilité – le leur permettaient, jusqu’à ce que la jeune femme, prenant pitié de lui, rebrousse chemin pour lui tenir la main.
À l’ouest, la chaîne montagneuse plongeait en une pente aussi abrupte que celle qu’ils avaient dépassée à l’est. La haute barrière ainsi formée isolait la jungle des feux de la Roue, qui s’élevait toujours dans le ciel. « Descendons », dit Gwen. Ils entamèrent donc une lente chute en direction de la végétation luxuriante. Ils volaient depuis plus d’une heure, et Dirk se sentait engourdi par la morsure des vents de Worlorn ; son corps tout entier protestait contre les mauvais traitements dont il avait été l’objet.
Ils se posèrent en plein cœur de la forêt, à côté d’un lac qu’ils avaient remarqué durant leur descente. Gwen s’en acquitta avec grâce, selon une courbe élégante qui la laissa sur une plage moussue, à côté de la rive. Dirk, qui craignait de se briser une jambe en s’écrasant sur le sol, déconnecta sa grille un peu trop tôt et chuta par terre d’un bon mètre de hauteur.