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Après qu’elle l’eut aidé à détacher ses bottines du glisseur, ils entreprirent de brosser le sable humide et la mousse qui maculaient ses vêtements et ses cheveux. Puis la jeune femme s’assit à côté de lui, tout sourire. Dirk en profita pour essayer de l’embrasser.

Mais la jeune femme recula quand il tenta de lui passer un bras autour de ses épaules ; alors il se souvint. Des ombres apparurent aussitôt sur son visage. « Je suis désolé », marmonna-t-il, avant de détourner les yeux en direction du lac d’un vert huileux. Des îles de champignons violets constellaient sa surface immobile, uniquement troublée par l’agitation des insectes presque invisibles qui venaient l’effleurer. La forêt s’avérait encore plus sombre que la cité, car les montagnes masquaient le disque de Grand Satan.

Gwen posa une main sur son avant-bras. « Non, c’est moi qui suis désolée. Moi aussi, j’avais oublié. C’était presque comme sur Avalon. »

Dirk dut faire un effort pour lui sourire. Il se sentait désemparé. « Oui, presque. Tu m’as manqué, Gwen. Mais ai-je encore le droit de te le dire ?

— Non, sans doute pas. » Les yeux de Gwen fuirent à nouveau les siens pour se porter sur l’autre rive, perdue dans la brume. Elle fixa un très long moment le lointain, frissonnant de froid par intermittence. Ses vêtements prenaient lentement une teinte blanc passé, mouchetée de vert, afin d’imiter les nuances du terrain sur lequel elle se tenait assise.

Il se pencha pour la toucher d’une main hésitante. Elle la repoussa d’un mouvement d’épaule. « Non. »

Dans un soupir, Dirk ramassa une poignée de sable froid qu’il commença à faire couler entre ses doigts. « Gwen… » Il hésita « Jenny, je ne sais pas… »

Elle fronça les sourcils. « Ce n’est pas mon nom, Dirk. Personne ne m’a jamais appelée ainsi, à part toi.

— Mais, pourquoi…

— Parce que ce n’est pas moi !

— Qui d’autre, alors ? Ce nom m’est venu sur Avalon, il t’allait tellement bien… tu ne pouvais que l’apprécier, toi aussi. »

Elle secoua la tête. « Tu ne comprends pas – tu n’as jamais compris. Ça prenait de plus en plus d’importance, à mes yeux. Et les choses que ce nom signifiait ne m’étaient pas particulièrement agréables. J’ai essayé de te le faire comprendre, vraiment, mais j’étais trop jeune alors pour trouver les bons mots.

— Et à présent ? » La voix de Dirk débordait de colère. « Tu les as trouvés, à présent ?

— Oui. Bien plus que je ne pourrais en prononcer, Dirk. » Elle sourit, comme d’une plaisanterie connue d’elle seule, puis secoua la tête ; sa chevelure s’enfla aussitôt sous l’effet du vent. « Écoute, ajouta-t-elle, je n’ai rien contre les surnoms, ça peut même être quelque chose d’extrêmement signifiant. Ainsi en est-il avec Jaan. En tant que noble, il possède un nom pour chacun des rôles qu’il est censé remplir. Il peut se nommer Jaan Vikary pour un ami lycanthrope d’Avalon, et noble de Jadefer lors des conseils du Rassemblement ; Riv pour le culte, et Loup à la guerre ; tout en en ayant un autre dans l’intimité – un surnom. Et ça lui convient parfaitement, car ils désignent tous une facette différente de sa personnalité. J’avoue en préférer certains à d’autres – Jaan à Loup, ou à noble de Jadefer, mais aucun ne trahit ce qu’il est. Les Kavalars disent qu’un homme est la somme de tous ses noms – ils revêtent une très grande importance sur leur planète. C’est le cas partout, je te l’accorde, mais sur ce plan les Kavalars sont bien plus près de la vérité que la plupart des autres humains. Une chose sans nom n’a pas de substance – il lui en faut nécessairement un pour avoir, disons, une certaine… réalité. Et à l’inverse toute chose nommée existe, au sens le plus profond du terme. C’est là un autre dicton kavalar. Tu comprends ce que j’essaie de t’expliquer, Dirk ?

— Non. »

Elle éclata de rire. « Eh bien, je ne pensais pas pouvoir te désorienter plus que tu ne l’étais déjà. Écoute, à son arrivée sur Avalon, Jaan s’appelait Jaantony Jadefer Vikary. C’était son nom, son nom complet, composé par ordre d’importance décroissante : Jaantony est son nom véritable – son patronyme, si tu préfères –, et Jadefer celui de son étau. Vikary est un surnom qu’il s’est choisi lors de sa puberté. Tous les Kavalars en prennent un, ou plusieurs – généralement ceux des nobles qu’ils admirent, de personnages mythiques ou de héros. De nombreux noms de Vieille Terre ont survécu ainsi. Ils pensent qu’en adoptant le nom d’un héros, un jeune garçon acquiert tout ou partie des qualités de celui qui l’a porté avant lui. C’est une tradition des plus tenaces, sur cette planète.

« Celui que Jaan s’est choisi, Vikary, est inhabituel à plus d’un titre. On pourrait le croire originaire de Vieille Terre, mais il n’en est rien. Si j’en crois ce qu’on m’a rapporté, Jaan était un enfant étrange, rêveur, très mélancolique et introverti. Il aimait écouter les eyn-kethi chanter et conter des histoires, ce qui ne se fait pas quand on est de sexe masculin. Les eyn-kethi sont les reproductrices de l’étau, des mères perpétuelles, et un enfant normal n’est pas censé les fréquenter plus que nécessaire. Jaan est devenu de plus en plus solitaire à mesure qu’il prenait de l’âge. Il partait explorer les grottes, les mines abandonnées. En sécurité, loin de ses frères d’étau. Je ne l’en blâme pas. Il a toujours été l’objet de brimades, et n’a jamais eu d’amis jusqu’au jour où il a rencontré Garse. Celui-ci est bien plus jeune que lui, mais il s’est érigé comme son défenseur durant la dernière période de son enfance. Et puis tout a changé. Lorsque Jaan a approché de l’âge d’être soumis au code de duel, il a reporté toute son attention sur les armes et en a très rapidement maîtrisé le maniement. Il possède des capacités vraiment exceptionnelles. Il est incroyablement rapide, tous le considèrent comme un duelliste encore supérieur à son teyn, qui lui se bat principalement en se laissant guider par son instinct.

« Il n’en a pas toujours été ainsi. Quoi qu’il en soit, il admirait deux grands héros quand le moment est venu pour lui de se choisir un nom. Mais il n’osait même pas prononcer le leur devant ses aînés, car aucun d’eux n’appartenait au Rassemblement de Jadefer. C’étaient presque des parias, des renégats de l’histoire de Haut Kavalaan, des chefs charismatiques dont les causes avaient échoué et qui, des générations durant, avaient été voués aux gémonies. Jaan a en quelque sorte mélangé leurs deux noms, modifiant leur prononciation de manière à évoquer un ancien nom de famille terrien. Les nobles l’ont accepté sans broncher – ce n’était après tout que son nom choisi, celui qui vient en dernier. La partie la moins importante de son identité. »

Son front se plissa. « C’est le point le plus important, poursuivit-elle. Quand Jaantony Jadefer Vikary a posé le pied sur Avalon, il était encore surtout Jaantony Jadefer. Mais les noms ont également de l’importance, sur cette planète – c’est d’ailleurs là-bas qu’il s’est découvert en tant que Vikary. L’Académie l’a inscrit sous ce nom, les enseignants l’ont appelé ainsi, et il a vécu ainsi deux années durant. Très vite, donc, Jaan Vikary s’est substitué à Jaantony Jadefer. Ça lui a plu, je pense. Et il a toujours essayé d’y rester fidèle, même après notre retour sur Haut Kavalaan, alors que pour les siens, il demeure avant tout Jaantony.