— Mais d’où lui viennent ses autres noms ? » Dirk avait posé cette question presque involontairement. Le récit de Gwen le fascinait, il semblait éclairer sous un jour nouveau ce que Jaan Vikary lui avait dit, à l’aube, sur la terrasse de la tour.
« Après notre mariage, nous nous sommes rendus au Rassemblement de Jadefer. Il y a été anobli, ce qui en a fait automatiquement un membre du conseil des nobles. Le mot “noble” est donc venu s’ajouter à son nom, lui donnant le droit de posséder des biens propres, indépendamment de ceux de l’étau, de faire des sacrifices religieux, et de commander ses kethi – ses frères d’étau – au combat. Il a ainsi obtenu un nom de guerre, une sorte de grade, ainsi qu’un nom liturgique. Tout cela avait énormément d’importance, autrefois. C’est bien moins le cas désormais, certes, mais ça n’empêche pas les coutumes de subsister.
— Je vois. » Une affirmation pour le moins exagérée. Les Kavalars semblaient attacher un bien grand prix au mariage. « Mais en quoi tout ceci a-t-il un rapport avec nous ?
— Un rapport très important, lui répondit la jeune femme, dont le visage était redevenu grave. Quand tout le monde s’est mis à l’appeler Vikary, sur Avalon, il s’est mis à changer, à devenir un hybride de ses héros iconoclastes. Voilà quel peut être le pouvoir des noms, Dirk. Et c’est précisément ce qui a provoqué notre rupture. Je t’aimais, c’est vrai. Je t’aimais énormément. Et toi, tu aimais Jenny.
— Mais Jenny, c’était toi !
— Oui et non. Ta Jenny, ta Guenièvre. Voilà ce que tu disais. Tu ne cessais de le répéter. Tu m’appelais ainsi aussi souvent que tu m’appelais Gwen – et tu avais raison. C’étaient tes noms. Et oui, j’aimais ça. Que savais-je, à l’époque, de la valeur des noms et des surnoms ? Jenny, c’est assez joli, et Guenièvre reste auréolé d’un magnifique halo de légende. Que savais-je de tout cela, alors ?
« Mais j’ai fini par apprendre, sans pour autant trouver les mots pour te l’expliquer. Le problème, c’est que tu aimais Jenny, et que ce n’était pas moi. Oh, bien sûr, j’ai joué le jeu, dans un premier temps, mais ça n’en restait pas moins essentiellement un fantôme, un désir, un être fantasmatique que tu avais créé. Tu projetais son image sur moi, tu nous aimais toutes les deux, et avec le temps j’ai commencé à me rendre compte que je devenais cette Jenny. Donne un nom à une chose, et elle existera. Toute vérité réside dans le nom, ainsi que le moindre des mensonges, car rien ne peut autant pervertir les choses qu’un faux nom, un faux nom qui modifie autant la réalité que l’apparence.
« Je voulais que tu m’aimes, moi, pas cette Jenny. J’étais Gwen Delvano, je voulais être la meilleure Gwen Delvano possible, mais je tenais à rester moi-même. Il m’a fallu lutter pour ne pas devenir cette Jenny, pendant que toi-même tu luttais pour la garder. Mais jamais tu n’as compris – et c’est pour ça que je t’ai quitté. » La jeune femme avait conclu sa tirade d’une voix égale, totalement dénuée d’émotion. Son visage était un masque. Puis elle détourna les yeux.
Et il comprit. Sept longues années durant, il n’y était pas parvenu, mais tout s’éclaircissait à présent. C’était pour cette raison qu’elle lui avait renvoyé le joyau-qui-murmure. Pas pour qu’il revienne auprès d’elle, non, pas pour ça ; mais pour lui expliquer pourquoi elle l’avait quitté. Et cela faisait sens. Sa colère se métamorphosa brusquement en une profonde mélancolie. Le sable froid de la plage continuait de couler entre ses doigts.
La jeune femme remarqua alors l’expression de son visage ; sa voix se fit aussitôt plus douce. « Je regrette, Dirk, mais tu m’as à nouveau appelée Jenny. Il fallait que je te dise la vérité. Je n’ai jamais oublié le passé – pas plus que toi, j’imagine. Pas une journée ne s’est écoulée ces sept années sans que je pense à notre amour. Les premiers temps, je me disais que nous avions eu une vie merveilleuse, et je me demandais comment les choses avaient pu à ce point mal tourner entre nous. Ça m’effrayait, Dirk. Oui, ça m’effrayait vraiment. Si nous, nous n’avions pas réussi à nous entendre, alors ça signifiait que rien n’était durable, qu’il n’y avait absolument rien sur quoi on pouvait compter. Cette peur m’a paralysée deux bonnes années durant, avant que je finisse par comprendre – au contact de Jaan. Voilà, je viens de te faire part des réponses que j’ai trouvées à mes questions. Je regrette qu’elles te fassent souffrir, mais il fallait que tu saches.
— J’espérais…
— Non, Dirk. N’essaie même pas. Tout est fini entre nous. Tu dois le reconnaître. On ne gagnerait rien à vouloir tout recommencer. »
T’Larien poussa un soupir. Il se sentait acculé, bloqué de toutes parts, totalement désemparé. « Je parie que Jaan ne t’appelle pas Jenny », finit-il par lâcher, avec un sourire plein d’amertume.
Gwen se mit à rire. « Non. En tant que Kavalar, je possède un nom secret que Jaan utilise pour m’appeler. Mais c’est moi qui l’ai choisi, il ne me pose donc aucun problème. C’est mon nom.
— Alors, tu es heureuse ? »
Gwen se leva pour épousseter le sable qui s’était collé aux jambes de sa combinaison. « Jaan et moi… Eh bien, ce n’est pas facile à expliquer. Tu étais mon ami autrefois, Dirk, sans doute le meilleur que j’aie jamais eu. Mais ça fait tellement longtemps qu’on s’est perdus de vue. Ne me bouscule pas, s’il te plaît. J’ai avant tout besoin d’un confident. Je peux compter sur Arkin, bien sûr – il m’écoute, il essaie de m’aider, mais il ne peut pas faire grand-chose pour moi. Il est trop renfermé, trop étranger aux Kavalars et à leur culture. Jaan, Garse et moi avons des problèmes, oui ; c’est bien ce que tu voulais savoir, non ? Mais il m’est difficile d’en parler. Laisse-moi du temps. Attends, si tu le peux – et redeviens mon ami. »
Baigné par le coucher de soleil éternel, le lac demeurait parfaitement impavide. Ses flots épaissis par l’étendue de champignons rabougris emplissaient l’esprit de Dirk de souvenirs du canal de Braque. Sa Jenny avait besoin de lui, pensa-t-il. Sans doute n’était-ce pas ce qu’il avait espéré, mais au moins pouvait-il encore lui offrir quelque chose. Il s’accrocha désespérément à cette idée.
« Je suis loin de tout comprendre, Gwen, très loin, dit-il en se levant. Il me semble encore que la moitié de cette conversation sur notre passé m’a échappé, et je ne sais même pas quelles questions que je devrais te poser. Mais ça ne m’empêche pas d’essayer, j’imagine. Je suppose que je te dois bien ça – pour une raison ou pour une autre.
— Est-ce que tu attendras ?
— Oui, et je t’écouterai le moment venu.
— Alors je me réjouis que tu sois venu. J’avais besoin de quelqu’un, d’une personne venant de l’extérieur. Tu tombes à pic, Dirk. C’est une chance que tu sois ici. »
Que la jeune femme évoque la « chance » à propos de sa venue sur Worlorn lui paraissait pour le moins étrange, mais il garda ça pour lui. « Et maintenant ?
— Je vais te faire visiter la forêt. C’est pour ça que nous sommes ici, après tout. »
Après avoir roulé leurs glisseurs, ils s’éloignèrent de la berge du lac pour se diriger vers l’épaisse forêt qui les attendait. Il n’y avait là aucune piste à suivre, mais les sous-bois peu touffus n’entravaient nullement leur marche, et offraient même de nombreux passages. Dirk restait silencieux. Il étudiait les bois qui l’entouraient, les épaules voûtées et les mains profondément enfoncées dans ses poches. Seule Gwen parlait, d’une voix basse, emplie de respect, comme celle d’un enfant qui murmure à l’intérieur d’une cathédrale. Mais la plupart du temps elle se contentait de désigner telle ou telle chose du doigt et de le laisser regarder.