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Dirk avait déjà vu un millier de fois les arbres qui entouraient le lac – il s’agissait d’une forêt de type terrien, composée d’espèces que l’homme avait emportées d’étoile en étoile, pour les planter sur tous les mondes où il avait posé le pied. Le bois avait ses origines sur Vieille Terre, mais il n’était pas uniquement composé d’essences terrestres. Sur chaque nouvelle planète, l’humanité avait découvert une flore qui bientôt avait fait partie de son patrimoine au même titre que les espèces ayant quitté la Terre au tout début de l’expansion spatiale. Quand les vaisseaux stellaires reprenaient leur route, désormais, ils emportaient dans leurs flancs les descendants deux fois transplantés des arbres terrestres.

Dirk et Gwen pénétrèrent lentement dans les bois, ainsi que l’avaient fait des milliers d’autres humains sur une douzaine de mondes différents. Aucun arbre ne leur était inconnu. Érables à sucre, érables roux, faux chênes et chênes authentiques, volubiles, pins-poison et pourpiers. Les hommes des mondes extérieurs les avaient apportés sur Worlorn, imitant ainsi leurs ancêtres qui les avaient transplantés dans les Marches pour leur rappeler leur planète d’origine, quelle qu’elle fût.

En ces lieux, cependant, ces arbres semblaient différents.

C’était à cause de la lumière, comprit Dirk après un certain temps. La lumière bruineuse qui descendait si chichement du ciel, le faible rougeoiement auquel se résumait le jour sur Worlorn. C’était la forêt du crépuscule. Dans la lenteur du temps, dans un automne sans fin, les bois se mouraient.

Il observa les arbres les plus proches ; les érables étaient dépouillés, leurs feuilles mortes formaient un épais tapis à leurs pieds. Jamais ils ne reverdiraient – pas davantage que les chênes, qui eux aussi avaient perdu leurs feuilles. Il s’arrêta pour en arracher une à un érable roux : ses fines veines rouges viraient au noir. Les volubiles avaient pris la teinte grise de la poussière.

Le pourrissement avait commencé son œuvre.

On pouvait même déjà le percevoir dans certaines parties de la forêt. Un vallon désolé, où l’humus était plus épais et plus noir que partout ailleurs, dégageait ainsi une odeur singulière. Dirk interrogea du regard la jeune femme, qui se pencha pour porter une poignée de cette matière noirâtre à son nez.

« C’était un lit de mousse importée d’Eshellin, dit-elle tristement. Elle était encore verte et écarlate il y a à peine un an, couverte de fleurs. La décomposition gagne rapidement du terrain. »

Ils s’éloignèrent du lac et s’enfoncèrent plus profondément dans les bois. Quatre petits soleils-étoiles jaunes entouraient Grand Satan – sombre et congestionné comme quelque lune ensanglantée – à intervalles irréguliers, presque au-dessus de leurs têtes. Worlorn avait fini par trop s’éloigner d’eux, selon une trajectoire qui avait provoqué la disparition de l’effet de Roue.

Ils marchaient depuis plus d’une heure quand l’aspect de la forêt commença à se modifier, lentement, et de façon trop subtile pour que Dirk s’en rende compte seul. Gwen lui fit remarquer qu’elle se transformait en quelque chose de plus étrange, de plus sauvage. Il voyait des arbres noirs décharnés aux feuilles grises ; de hauts murs d’églantines aux épines rouges ; des saules pleureurs alanguis, d’un bleu pâle et phosphorescent ; de grandes formes bulbeuses maculées de taches sombres et écaillées. La jeune femme lui désignait chaque plante en lui donnant son nom. Une espèce, surtout, prenait une place de plus en plus prépondérante : de grands troncs cireux et jaunâtres d’où jaillissaient des branches noueuses sur lesquelles poussaient des rejetons, qui donnaient à leur tour naissance à des pousses encore plus petites pour former une ramure inextricable. « Des étouffeurs », lui expliqua Gwen. Dirk comprit aussitôt pourquoi on les avait baptisés ainsi. Dans les profondeurs de la forêt, l’un d’eux avait poussé à côté d’un volubile argenté majestueux, projetant ses branches jaunes autour de celles, droites et grises, de son voisin. Ses racines emprisonnaient son rival, qu’il étranglait dans une étreinte inéluctable. À peine visible, sa victime se résumait désormais à un grand bâton de bois mort planté au sein même de l’étouffeur, dont rien ne semblait pouvoir stopper l’expansion.

« Les étouffeurs sont originaires de Tober, poursuivit-elle. Ils envahissent les forêts de ce monde de la même manière qu’ils l’ont fait sur leur planète d’origine. On aurait pu mettre les Tobériens en garde, mais ils n’en auraient sans doute pas fait cas. Les forêts étaient de toute façon condamnées, avant même d’être plantées. Les étouffeurs périront à leur tour, même s’ils sont les derniers à disparaître. »

Ils poursuivirent leur chemin ; les étouffeurs se firent de plus en plus nombreux, gagnant à ce point en densité qu’ils devinrent bientôt les maîtres de la forêt. Ici, les arbres étaient plus serrés, plus sombres, ce qui rendait leur progression moins aisée. Des racines à demi enterrées les faisaient trébucher, des branches se croisaient au-dessus de leurs têtes comme les bras tendus de lutteurs gigantesques. Là où deux, trois ou davantage d’étouffeurs poussaient à proximité les uns des autres, ils semblaient ne former qu’un unique nœud compliqué que Gwen et Dirk étaient contraints de contourner. Toute autre forme de vie végétale se faisait rare, à l’exception des lits de champignons noir et mauve qui poussaient au pied des arbres jaunes, et des lianes de toile d’écume parasitaires.

Mais il y avait des animaux.

Dirk les voyait se déplacer entre les sombres branches noueuses des étouffeurs, il entendait leurs appels aigus, leurs pépiements. L’un d’eux s’était posté au-dessus de leurs têtes, sur une grosse branche jaune ; il se bornait à les fixer, absolument immobile. De la taille d’un poing, il paraissait étrangement translucide. T’Larien posa la main sur l’épaule de Gwen et le désigna d’un signe de tête.

La jeune femme lui sourit, puis dans un léger rire s’étira pour atteindre la petite créature assise et l’écraser dans sa main. Qui contenait uniquement de la poussière et de la peau morte lorsqu’elle la rouvrit.

« Il doit y avoir un nid de spectres arboricoles dans le coin, lui expliqua-t-elle. Ils muent à quatre ou cinq reprises avant d’atteindre leur taille d’adulte, et abandonnent leurs dépouilles derrière eux afin d’effrayer d’éventuels prédateurs. » Elle lui montra une branche du doigt.

« En voilà un vivant, si ça t’intéresse. »

Dirk entrevit alors une petite chose aux dents acérées et aux énormes yeux bruns qui se déplaçait rapidement dans la ramure. « Ils peuvent également voler, lui apprit Gwen. La membrane qui relie leurs membres antérieurs et postérieurs leur permet d’effectuer des vols planés d’un arbre à l’autre. Ils chassent en bandes, ce qui les rend capables de terrasser des créatures cent fois plus grosses qu’eux. Mais ils ne s’attaquent pas aux hommes, généralement – sauf quand on dérange leurs nids. »

Le spectre arboricole avait disparu à présent, parti se perdre dans le labyrinthe des branches d’étouffeurs. Dirk crut en apercevoir un autre, un très court instant, tandis qu’il scrutait les bois alentour. Il voyait de tous côtés des dépouilles transparentes sur les branches. Leurs orbites vides le fixaient d’un regard cruel dans la pénombre. « Ce sont ces créatures qui bouleversent tellement Janacek, n’est-ce pas ? »

Elle hocha la tête. « On les considère comme un fléau, sur Kimdiss, et ici ils évoluent dans un milieu qui leur est particulièrement favorable. Les étouffeurs leur offrent un habitat idéal. Ils s’y déplacent plus rapidement que tout autre animal. S’ils en avaient le temps, ils finiraient par tuer tout le gibier, pour ensuite eux-mêmes mourir de faim. Mais ça ne risque pas d’arriver. L’écran cédera bien avant, et le froid aura raison de cette planète… » La jeune femme haussa les épaules avec fatalisme, puis posa son avant-bras sur une grosse branche qui descendait presque jusqu’au sol. Leurs combinaisons avaient depuis longtemps pris la teinte jaunâtre des bois qui les entouraient. Sur la manche remontée de Gwen, Dirk distinguait l’éclat du jade et de l’argent.