« Il reste encore beaucoup d’animaux ?
— Relativement, oui. » La lumière rouge pâle donnait à l’argent une étrange couleur. « Bien sûr, ajouta-t-elle, il y en a bien moins qu’auparavant. La plupart des bêtes sauvages ont déserté la forêt. Ces bois se meurent, et la faune le sait. Mais les arbres des mondes extérieurs s’avèrent plus vivaces que les autres. Tu trouveras de la vie partout où des forêts des Marches ont été replantées. Les étouffeurs, les arbres-fantômes, les veufs bleus fleuriront jusqu’au bout. Et ils accueilleront des habitants jusqu’à l’arrivée des grands froids. »
Comme Gwen balançait paresseusement son bras d’un côté puis de l’autre, son brassard ne cessait de mettre t’Larien en garde. Il lui criait des choses, lui rappelait le lien, le souvenir, et le refus, ainsi que l’amour juré dans le jade et l’argent. Lui ne possédait qu’un petit joyau-qui-murmure façonné en forme de goutte, empli de souvenirs qui s’estompaient peu à peu, inexorablement.
L’Œil de Satan les fixait depuis une bande de ciel disparate, derrière un enchevêtrement insensé de branches jaunes d’étouffeurs. Il paraissait plus las qu’infernal, plus triste que satanique. Dirk frissonna. « Rentrons, dit-il. Ce lieu me déprime. »
La jeune femme n’émit aucune objection. Après avoir déniché une zone dégagée au sein de l’enchevêtrement omniprésent d’étouffeurs, ils étalèrent par terre le tissu d’argent et de métal de leurs glisseurs, s’élevèrent dans les cieux et entreprirent le long vol de retour pour Larteyn.
3
Ils firent la course au-dessus des montagnes – et si Gwen l’emporta à nouveau, ce fut avec une avance bien moindre que la fois précédente. Cela ne suffit néanmoins pas à dérider Dirk. Ils volèrent donc en silence tout au long de ce voyage épuisant, loin l’un de l’autre – la jeune femme le devançait de quelques mètres. Comme ils tournaient le dos à la Roue de Feu brisée, elle se résumait à une silhouette indistincte, envoûtante, qui se découpait sur le ciel. La mélancolie de la forêt agonisante de Worlorn s’était imprégnée jusque dans la chair de Dirk, qui voyait désormais son ex-compagne à travers des yeux corrompus : une poupée revêtue d’une combinaison aux couleurs aussi tristes que le désespoir, avec des cheveux noirs rendus huileux par les reflets rougeâtres du ciel. Sous la morsure du vent, ses pensées se bousculaient dans sa tête en un chaos coloré, jusqu’à ce que l’une d’elles se fasse de plus en plus insistante. Gwen n’était pas sa Jenny ; elle ne l’avait jamais été.
À deux reprises, Dirk vit (ou crut voir) le bracelet de jade et d’argent miroiter – tout comme dans les bois, celui-ci semblait vouloir presque sciemment le tourmenter. Chaque fois, t’Larien s’obligea à détourner les yeux vers les nuages noirs fuselés qui se ruaient dans les cieux déserts.
La raie d’acier et l’engin de guerre vert olive avaient disparu du toit quand ils atteignirent Larteyn. Après avoir atterri – t’Larien ne manqua bien évidemment pas de trébucher en se posant à proximité de la larme jaune de Ruark –, ils abandonnèrent là glisseurs et bottines de vol pour ensuite se rendre aux cages d’ascenseurs, devant lesquelles ils discutèrent un bref instant. Mais Dirk oublia ses paroles au fur et à mesure que la jeune femme les prononça. Puis elle le laissa seul.
Arkin Ruark l’attendait patiemment dans son appartement, à la base de la tour. Les murs pastel, les sculptures et les plantes kimdissi apportèrent un certain apaisement à son hôte, qui ne désirait plus qu’une chose, désormais : se reposer, et ne penser à rien. Mais Ruark sautait dans tous les sens, hilare ; ses cheveux blond pâle dansaient littéralement quand il tendit à Dirk un verre en cristal fin, lisse et sans ornement, à l’exception d’une couche de givre qui fondit rapidement. Le vin glacé, assez vert, laissa un goût d’encens et de cannelle sur son palais.
« Vous paraissez très las, Dirk. » Après s’être lui aussi servi un verre, le Kimdissi s’était assis lourdement dans un fauteuil suspendu, à l’ombre d’une plante noire pendante. Les feuilles en fer de lance projetaient leurs ombres sur son visage replet. Tout sourire, il aspira avec bruit une gorgée de la boisson. Durant un très bref instant, Dirk ressentit un profond mépris pour lui.
« La journée a été longue.
— Exact, reconnut Ruark. Comme toutes les journées kavalars. Notre douce Gwen, Jaantony et finalement Garsey… ça suffirait certainement à lui donner des airs d’éternité. Qu’en pensez-vous ? »
Dirk n’en pensait rien.
« Mais à présent, ajouta un Ruark toujours aussi souriant, vous avez vu. C’est ce que je voulais : vous laisser juger de la situation par vous-même. Avant de tout vous dire. Mais je m’étais juré de le faire, oui, je vous l’assure. Je comptais bien vous répéter tout ce que Gwen m’a dit. Elle me parle comme à un ami, vous savez – je la connais depuis Avalon, tout comme Jaan. Mais nous sommes devenus encore plus proches depuis notre arrivée ici. Elle n’est guère portée aux confidences, mais elle se laisse parfois aller avec moi – elle le faisait, tout du moins –, aussi puis-je vous mettre au courant. Je ne trahis pas sa confiance. Je pense que vous devez connaître la vérité. »
La boisson projetait de fines aiguilles de glace dans la poitrine de Dirk, qui sentait sa lassitude s’estomper peu à peu, comme s’il était plongé dans un état semi-léthargique et que Ruark dissertait depuis très longtemps sans qu’il n’ait rien entendu. « De quoi parlez-vous ? Que faut-il que je sache ?
— Les raisons pour lesquelles Gwen a besoin de vous. Pourquoi elle vous a envoyé… cette chose. La pierre rouge. Vous voyez : je sais. Elle me l’a dit. »
T’Larien se retrouva brusquement sur le qui-vive. « Elle vous a donc parlé de… » Il s’interrompit. Gwen lui avait demandé d’attendre, il lui avait promis de s’y tenir… Mais peut-être devait-il malgré tout écouter le Kimdissi, peut-être la jeune femme trouvait-elle cela trop difficile à lui expliquer elle-même. Ruark devait tout savoir. C’était son ami. Gwen le lui avait assuré alors qu’ils se trouvaient en forêt. C’était la seule personne à qui elle avait pu se confier. « Quoi ?
— Vous devez l’aider, Dirk t’Larien. Mais j’ignore comment.
— L’aider à quoi ?
— À retrouver sa liberté. À fuir. »
Dirk reposa son verre, puis se gratta pensivement la tête. « À fuir quoi ? Qui ?
— Eux. Les Kavalars. »
Il fronça les sourcils. « Vous voulez parler de Jaan ? Je l’ai rencontré, ce matin, ainsi que Janacek. Gwen est amoureuse de lui – je ne comprends pas où vous voulez en venir. »
Ruark éclata de rire. Puis s’esclaffa de plus belle après avoir bu une gorgée de vin. Il était vêtu d’un ensemble trois-pièces à carreaux bruns et verts qui rappelait une livrée de bouffon. Et, tandis qu’il restait assis là, à débiter des absurdités, Dirk se demanda si le petit écologiste n’était pas tout simplement fou.
« Donc, d’après vous, elle l’aime… est-ce qu’elle vous l’a dit ? En êtes-vous absolument certain ? Répondez-moi. »