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Dirk hésita. Il s’efforçait de se remémorer les mots qu’elle avait prononcés quand ils avaient abordé le sujet, sur la rive du lac aux flots verts et immobiles. « Non, je n’en suis pas certain. Mais elle l’a laissé entendre. Elle est sa… quoi déjà ?

— Beythen ?

— Oui, c’est ça. Sa betheyn : sa femme.

— Non, c’est totalement faux, fit Ruark avant de rire de plus belle. J’ai écouté votre conversation, quand nous nous trouvions dans l’appareil de Jaan. Gwen n’a pas dit la vérité. Oh, elle n’a pas menti, mais vous avez mal interprété ses paroles. Betheyn ne signifie pas femme. Une demi-vérité est le plus grand des mensonges, vous vous rappelez ? Que croyez-vous que teyn signifie vraiment ? »

Dirk en resta coi. Teyn. Il avait pourtant entendu ce mot une bonne centaine de fois, depuis son arrivée sur Worlorn. « Ami ? » Mais de fait, il ignorait la signification exacte de ce mot.

« Betheyn pourrait se traduire plus justement par “épouse” que teyn par “ami”. Vous devriez vous intéresser un peu plus aux langages des mondes extérieurs, Dirk. Non. En ancien kavalar, betheyn désigne le lien d’une femme envers un homme : une femme liée par le jade et l’argent. Ceux-ci peuvent englober des sentiments très profonds – beaucoup d’amour, oui. Mais le terme employé pour désigner cela, en terrien standard, n’a aucun équivalent en ancien kavalar. Intéressant, n’est-ce pas ? Aussi vais-je vous poser une question, mon ami : peuvent-ils vraiment aimer alors que le mot amour n’existe pas pour eux ? »

Comme Dirk ne semblait pas vouloir répondre, Ruark haussa les épaules, but une nouvelle gorgée de vin, puis poursuivit ses explications : « Bon, tout cela n’a guère d’importance. Réfléchissez-y, néanmoins. J’ai parlé de jade et d’argent. Il est vrai que ce lien recèle souvent de l’amour : amour de la betheyn pour le noble, et parfois même du noble pour la betheyn. Ou de l’affection, tout du moins. Mais pas toujours, et pas nécessairement ! Est-ce que vous comprenez ? »

Dirk secoua la tête.

« Les liens kavalars ne sont que coutumes et obligations, reprit Ruark. L’amour est pour eux purement accessoire. Des gens violents, je vous l’ai dit. Prenez leur histoire, leurs légendes. Quand Gwen a rencontré Jaan sur Avalon, elle ignorait beaucoup de choses à leur propos – bien trop, en tout cas. Il se nommait Jaan Vikary, venait de Haut Kavalaan… mais qu’est-ce que c’était ? Une planète ? Même ça, elle l’ignorait. C’est vrai, ils éprouvaient de l’attirance l’un pour l’autre – appelez cela de l’amour, si vous voulez. Ils ont couché ensemble, puis il lui a offert le jade et l’argent façonné à son nom. Et voilà qu’elle est soudain devenue sa betheyn, sans même le savoir. Elle s’est retrouvée prise au piège.

— Au piège ? Comment ça ?

— Étudiez l’histoire, bon sang ! La violence a peut-être disparu depuis longtemps sur Haut Kavalaan, mais ça n’a guère modifié pour autant les us et coutumes de ses habitants. Gwen est la betheyn de Jaan – sa femme liée, son épouse, oui, sa maîtresse, et bien d’autres choses encore. Elle est aussi son esclave, son bien, et… son présent. Un présent qu’il a fait au Rassemblement de Jadefer. C’est elle qui lui a valu ses titres de noblesse. Si d’aventure il le lui ordonne, elle devra enfanter – que cela lui plaise ou non. Et qu’elle l’aime ou non, il lui faut également prendre Garse comme amant. Si Jaan meurt en duel contre un membre d’un autre étau – un Braith, ou un Acierrouge, par exemple –, Gwen passera à cet homme comme un simple objet, pour devenir sa betheyn, ou une simple eyn-kethi si le vainqueur est déjà lié par le jade et l’argent. S’il décède de causes naturelles, ou au cours d’un duel avec un autre Jadefer, elle reviendra à Garse. Ce qu’elle désire en la matière importe bien peu. Qui s’inquiète de savoir si elle le hait ? Pas les Kavalars, en tout cas. Et quand Garsey mourra à son tour, hein ? Eh bien, elle deviendra une simple eyn-kethi, une reproductrice de l’étau, avilie à jamais, disponible pour n’importe quel keth. Kethi signifie plus ou moins “frères d’étau”, les hommes de la famille. Et le Rassemblement de Jadefer est une très grande famille, qui compte des milliers et des milliers de membres… n’importe quel homme pourra alors la posséder. Jaan est-il son mari ? Non. C’est son geôlier. Tout comme Garse. Des geôliers qui peut-être éprouvent de l’amour à son égard, pour peu que de tels êtres puissent aimer de la même façon que vous ou moi. Jaantony a beaucoup de respect pour notre Gwen, ce qui est tout à fait logique : il lui doit son titre de noble de Jadefer, elle est la betheyn qu’il a offerte à son étau – si d’aventure elle devait mourir ou le quitter, il perdrait son rang et ne serait plus qu’un vieil homme qu’on tournerait en dérision, dont la voix ne pourrait plus se faire entendre lors des conseils. Jaan ne l’aime pas, il la maintient en esclavage. Mais il s’est écoulé bien des années depuis son séjour sur Avalon, et l’âge venant elle a acquis une certaine sagesse. Elle en a conscience, désormais. » Ruark avait lâché cette dernière phrase avec colère, les lèvres serrées.

Dirk hésita un instant, puis : « Alors, il ne l’aime pas ?

— Si, comme on aime ce qui nous appartient. Tels sont les rapports entre un noble d’étau et sa betheyn. Le lien de jade et d’argent ne peut être brisé. Et il se résume à des obligations et des rapports de possession. L’amour n’y a pas sa place. Les Kavalars connaissent sans doute ce sentiment, mais c’est avec leur frère choisi qu’ils le partagent – le bouclier, l’ami, l’amant et le jumeau guerrier, le pourvoyeur de plaisirs toujours loyal. Celui qui efface peines et douleurs dans le cadre de ce lien éternel.

— Le teyn », murmura Dirk. Des milliers de pensées se bousculaient dans son esprit.

« Oui, le teyn ! répéta Ruark. Malgré toute leur violence, les Kavalars produisent une fort belle poésie. Mais elle célèbre toujours le teyn, le lien de fer et de pierrelueur, jamais celui de jade et d’argent. »

Les éléments du puzzle trouvaient lentement leur place. « Vous prétendez que Jaan et Gwen ne s’aiment pas, qu’en fait elle est son esclave. Mais pourquoi ne le quitterait-elle pas ? »

Le visage potelé de Ruark s’empourpra brusquement.

« Le quitter ? Vous n’y pensez pas ! Ils l’obligeraient à revenir. Un noble doit garder, protéger sa betheyn, et tuer quiconque essayerait de la lui prendre.

— Elle m’a envoyé le joyau…

— Je sais. Gwen m’en a parlé. Vers qui d’autre aurait-elle pu se tourner ? D’autres Kavalars ? Jaantony a déjà tué deux de ses adversaires en duel. Aucun Kavalar n’oserait la toucher – à quoi bon, de toute façon ? Moi ? Vous me voyez dans la peau d’un sauveur ? » Ses mains potelées suivirent avec mépris les contours de sa silhouette arrondie, comme pour se rayer de la liste. « Vous, t’Larien. Vous êtes l’unique espoir de Gwen. Vous lui devez bien ça. Vous qui l’avez autrefois aimée. »

Ce fut alors comme si Dirk s’entendit parler, de très loin : « Je l’aime encore.

— Bien. Je pense que Gwen… Eh bien, elle ne l’avouera jamais, mais je suis certain que… que les sentiments qu’elle éprouve à votre égard n’ont pas changé. Pas du tout. Elle n’a jamais aimé Jaantony Riv Loup noble de Jadefer Vikary. »