La boisson, cet étrange vin vert, lui faisait nettement plus d’effet qu’il ne s’y était attendu. Un seul verre, une unique flûte, et voilà que la pièce tournait autour de lui. Dirk t’Larien eut bien du mal à se lever. Le discours insensé qui lui parvenait aux oreilles ne faisait que l’embrouiller davantage. Ce que Ruark disait, cependant, semblait par trop cohérent – il était vraiment en train de lui expliquer quelque chose d’important. Tout était très clair, parfaitement logique ; ce qu’il devait faire allait presque de soi. À moins que… La pièce tournoyait en tous sens, tour à tour obscure et lumineuse. Dirk prenait une décision, pour la seconde d’après revenir dessus. Que devait-il faire ? Quelque chose. Faire quelque chose pour Gwen. Il devait découvrir la vérité tapie derrière les apparences, puis…
Il porta une main à son front. Ses sourcils étaient couverts de perles de sueur sous les boucles emmêlées de ses cheveux bruns. Ruark se leva brusquement, le visage déformé par l’inquiétude. « Oh, le vin vous a rendu malade ! Pauvre idiot que je suis ! C’est ma faute. Du vin des mondes extérieurs, et un estomac d’Avalon. Vous devez absolument manger quelque chose. Oui, il vous faut de la nourriture. » Le Kimdissi se hâta de sortir de la pièce, frôlant la plante au passage – les feuilles noires se mirent à danser derrière lui.
Dirk demeura immobile sur sa chaise. Des plats et des pichets s’entrechoquaient dans le lointain, mais il n’y prêtait pas la moindre attention. Il était toujours en sueur, son front se plissait sous le poids de pensées étrangement confuses. Toute logique semblait l’avoir abandonné, les choses les plus simples s’évanouissaient lorsqu’il essayait d’en comprendre la signification. Des rêves morts ressuscitaient dans son esprit enfiévré, des étouffeurs y tournoyaient, la Roue brûlait de tous ses feux au-dessus des bois de Worlorn à nouveau en fleur. Il pourrait déclencher tout cela, obliger ce monde à s’éveiller, mettre un terme aux longues ténèbres et retrouver sa Jenny, sa Guenièvre. Oui, oui, il le pourrait !
Dirk avait quelque peu retrouvé ses esprits lorsque Ruark revint avec des couverts et des bols de fromage frais, des tubéreuses rouges et de la viande chaude. Il prit les bols et se mit à manger, encore un peu hébété, tandis que son hôte poursuivait son bavardage. Demain, se promit-il. Au petit déjeuner. Il leur parlerait, leur arracherait la vérité. Ensuite, il pourrait agir. Oui, demain…
« … que je n’ai pas l’intention de vous insulter, disait Vikary. Vous n’êtes pas quelqu’un de stupide, Lorimaar, mais je crois qu’en l’occurrence vous agissez stupidement. »
Dirk s’immobilisa sur le pas de la porte, la lourde porte de bois qu’il avait poussée sans réfléchir. Trois personnes se retournèrent aussitôt – Vikary, quant à lui, acheva d’abord sa phrase. Quand ils s’étaient séparés, la veille au soir, Gwen avait dit à t’Larien de monter prendre son petit déjeuner avec eux. Elle n’avait invité que lui, étant donné que Ruark et les Kavalars préféraient s’éviter autant que possible. Il n’était ni en avance, ni en retard : l’aube venait à peine de se lever. Mais jamais il n’aurait pu anticiper la scène qui l’attendait.
Ils étaient quatre, dans la salle de séjour caverneuse. Gwen, les cheveux en bataille et les yeux ensommeillés, était assise sur le bord d’un divan bas en bois et en cuir, en face des gargouilles qui montaient la garde sur la cheminée. Garse Janacek se tenait derrière elle, bras croisés, sourcils froncés, tandis que Vikary se disputait avec un inconnu près de l’âtre. Les trois hommes, revêtus d’habits de cérémonie, étaient armés. Janacek portait des jambières et une chemise gris anthracite clair, avec un col haut et une double rangée de boutons d’acier noir qui descendaient le long de sa poitrine. La manche droite avait été raccourcie pour laisser apparaître le lourd bracelet de fer et de pierrelueur, qui luisait faiblement. La chemise de Vikary, quant à elle, ne comportait pas de boutons : son échancrure formait un V qui descendait presque jusqu’à la ceinture. Un médaillon de jade pendait à une chaînette de fer sur sa poitrine hâlée.
Le nouveau venu, l’inconnu, fut le premier à s’adresser à Dirk. Il tournait le dos à la porte, mais pivota sur lui-même, le visage menaçant, quand les autres levèrent les yeux. Plus grand d’une tête que Vikary ou Janacek, il dominait t’Larien de toute sa hauteur malgré la distance qui les séparait. Sa peau brun foncé paraissait presque noire en raison du costume blanc laiteux qu’il portait sous les replis d’une courte cape violette. Des cheveux aux innombrables mèches blanches tombaient sur ses larges épaules, et ses yeux (des obsidiennes enchâssées dans un visage marqué par des centaines de rides) n’avaient rien d’amical – pas plus que sa voix, d’ailleurs.
Il adressa un bref regard à Dirk avant de lui dire, très simplement : « Dehors !
— Quoi ? » Une réplique guère brillante, mais rien d’autre ne lui était venu à l’esprit.
« Je vous ai dit de filer », répéta le géant vêtu de blanc. Tout comme Vikary, il avait laissé ses avant-bras nus pour laisser apparaître ses bracelets. Ils étaient de jade et d’argent sur son bras droit, de fer et de feu sur le gauche. Mais la forme des brassards de l’étranger en différait distinctement. L’unique chose absolument identique, c’était l’arme qui pendait à sa hanche.
Vikary croisa les bras, ainsi que l’avait fait Janacek.
« Nous nous trouvons dans notre demeure. Vous n’avez aucun droit de vous montrer impoli envers nos invités.
— D’autant que vous-même n’y avez pas été invité », ajouta Janacek, qui arborait un sourire venimeux.
Vikary fixa son teyn en secouant la tête. Il lui intimait manifestement de se retenir de faire quelque chose. Mais quoi ? se demanda Dirk.
« Je suis venu discuter des motifs de mon courroux légitime, Jaantony noble de Jadefer. Faut-il vraiment que nous réglions ce différend devant une créature originaire d’un autre monde ? » Il adressa à Dirk un regard noir. « Un simulacre, à ce qu’il me semble. »
Une pointe de tension habitait la voix calme de Vikary lorsqu’il répliqua : « Nous en avons terminé, Lorimaar noble de Braith. Je vous ai fait part de ma réponse. Ma betheyn est placée sous ma protection, tout comme le Kimdissi et cet homme. » Il indiqua Dirk d’un geste, puis recroisa les bras. « Si d’aventure vous défiez l’un d’eux, il vous faudra m’affronter. »
Janacek s’autorisa un sourire. « Sans compter qu’il ne s’agit aucunement d’un simulacre. Il se nomme Dirk t’Larien, et que cela vous plaise ou non, il est korariel de Jadefer. » Janacek se tourna légèrement vers Dirk et lui désigna l’étranger vêtu de blanc. « T’Larien, je vous présente Lorimaar Rein Renardblanc noble de Braith Arkellor.
— C’est l’un de nos voisins », lui expliqua Gwen, toujours assise sur le divan bas. Elle prenait la parole pour la première fois.
« Je vis moi aussi à Larteyn, répliqua l’autre Kavalar, mais loin de vous autres Jadefer. » Il semblait fortement irrité. Les plis se multipliaient sur son front, ses yeux noirs emplis de colère passèrent de l’un à l’autre avant de se fixer sur Jaan Vikary. « Vous êtes plus jeune que moi, Jaantony noble de Jadefer, et votre teyn l’est davantage encore. Je ne désire nullement vous provoquer en duel. Mais le code a ses exigences, vous le savez ; aucun de nous ne doit dépasser les bornes, ce que vous autres, les jeunes nobles, avez ce me semble une forte tendance à faire. Les nobles de Jadefer plus encore que les autres, et…