— Comme tu voudras. » T’Larien, bien que désireux de lui plaire, n’en était pas moins toujours ébranlé par ce qu’il venait d’apprendre sur Lorimaar et les simulacres.
« Quel programme nous as-tu prévu, pour aujourd’hui ?
— On pourrait repartir dans la nature. Worlorn est immense, et il y a des centaines de choses fascinantes à y voir : des lacs emplis de poissons plus gros qu’un homme ; des monticules de terre plus hauts que cet immeuble, érigés par des insectes plus petits que ton ongle ; un incroyable réseau de grottes que Jaan a découvert de l’autre côté des montagnes… Jaan est un spéléologue-né, tu sais ? Mais mieux vaut peut-être ne courir aucun risque aujourd’hui. Pas la peine de raviver la blessure d’amour-propre de Lorimaar, lui et son gros teyn pourraient malgré tout se décider à nous prendre en chasse. Non, aujourd’hui, je vais te faire visiter les cités. Elles sont fascinantes, elles aussi. Elles dégagent une sorte de beauté macabre. Et comme l’a dit Jaan, Lorimaar n’a pas encore eu l’idée d’en faire son territoire de chasse.
— D’accord », fit Dirk sans guère d’enthousiasme.
Gwen partit en hâte se vêtir puis le guida jusqu’à la terrasse. Les glisseurs les attendaient au même endroit. Dirk se baissa pour les prendre, mais Gwen le prit de vitesse et jeta les ballots de métal argenté à l’arrière de la raie d’acier gris. Pour ensuite s’emparer des bottines de vol et des boîtiers de commande, qu’elle plaça à côté des glisseurs. « Pas aujourd’hui, dit-elle. La distance à parcourir est bien trop grande pour ce genre d’appareil. »
Ils partirent donc s’installer à l’avant de la raie. Le ciel obscur de Worlorn se serait sans doute mieux accordé à un retour d’expédition, plutôt qu’à un départ.
Le vent hurlait follement autour de l’appareil. Dirk tint un court instant le manche à balai pour donner à Gwen le temps d’attacher ses cheveux en une longue queue-de-cheval. Ses propres mèches gris-brun s’agitaient en tous sens, mais il était trop distrait pour le remarquer – et encore moins pour en être contrarié.
Après avoir fait grimper l’appareil bien au-dessus de la muraille montagneuse, la jeune femme mit cap au sud. Les paisibles Terres communes, avec leurs douces collines herbues et leurs rivières sinueuses, s’étendaient à perte de vue sur leur droite. À gauche, là où s’affaissaient les montagnes, ils entrevoyaient l’orée de la forêt. Malgré l’altitude, ils parvenaient à discerner les zones envahies par une prolifération d’étouffeurs – des tumeurs jaunâtres dont les ramifications s’imbriquaient dans le vert sombre du reste de la végétation.
Ils volèrent près d’une heure en silence, durant laquelle t’Larien resta perdu dans ses pensées. Il essayait d’assembler en un tout cohérent les quelques informations à sa disposition, sans jamais y parvenir. Gwen finit par se tourner vers lui, tout sourire. « J’adore piloter ces appareils, dit-elle. Même celui-ci. Ça me donne une sensation de liberté, de… pureté. Ça me coupe de tous mes problèmes. Tu comprends ce que je veux dire ?
— Tu n’es pas la seule à éprouver ce genre de choses. Moi-même…
— Oui. Tu te rappelles qu’on avait l’habitude de voler ainsi, sur Avalon ? Une fois, on l’a fait durant des heures et des heures, de l’aube jusqu’à la tombée de nuit, moi aux commandes et toi assis à mes côtés. Ton bras pendait à l’extérieur du véhicule, et tu fixais le lointain de ce même regard rêveur. » Elle sourit.
Oui, il s’en souvenait. Des voyages singuliers. Ils parlaient peu, se bornant à se regarder de temps à autre et à se sourire. Ça ne ratait jamais. Peu importait à quel point il luttait pour l’empêcher d’apparaître, ce sourire lui venait toujours aux lèvres. Mais tout cela lui semblait horriblement lointain à présent, et perdu à jamais.
« Qu’est-ce qui t’a fait repenser à ça ? lui demanda-t-il.
— Toi, affalé sur ton siège, avec une main qui pend à l’extérieur. Ah, Dirk, tu triches ! J’ai cru que tu faisais ça délibérément, pour me rappeler Avalon. Pour me donner envie de me blottir à nouveau contre toi. Bah ! »
Tous deux se mirent à rire.
Presque sans y penser, t’Larien se pencha pour passer un bras autour des épaules de la jeune femme. Elle le dévisagea un bref instant, puis haussa les épaules ; les rides qui plissaient son front disparurent. Dans un soupir résigné, elle lui adressa un sourire hésitant. Sans s’écarter.
Ils allèrent donc visiter les cités.
La cité du matin était une douce vision aux teintes pastel nichée en plein cœur d’une grande vallée herbeuse. Après que Gwen eut posé l’appareil au centre d’une place en terrasse, ils partirent une heure durant se promener sur les larges boulevards. C’était une cité gracieuse, sculptée dans un mélange de marbre rose aux veines délicates et d’une pierre pâle que Dirk ne reconnaissait pas. Les rues sinuaient entre des bâtiments bas d’aspect fragile, construits en bois poli et en verre teinté. De toutes parts, ils découvraient de petits parcs et de larges promenades constellés d’œuvres d’art : statues, tableaux, fresques murales au bord des trottoirs et des façades des immeubles, jardins de rocaille et arbres-sculptures.
Les parcs étaient déserts, à l’abandon, envahis par la végétation. Le gazon bleu-vert était redevenu sauvage, le lierre noir serpentait en travers des trottoirs. Les socles étaient pour la plupart dépourvus des statues qui jadis les avaient surmontés, les massifs arbres-sculptures avaient pris des formes grotesques auxquelles leurs créateurs n’auraient jamais songé.
Un fleuve aux lentes eaux bleues subdivisait la cité, se frayant un chemin de-ci de-là selon un cours aussi tortueux que les rues qui bordaient ses rives. Gwen et Dirk restèrent un instant assis au bord de l’eau, sous l’ombre d’une passerelle de bois sculpté, à observer le reflet de Grand Satan qui oscillait, rouge et paresseux, à la surface des flots. La jeune femme lui expliqua à quoi ressemblait cette ville, autrefois, à l’époque du festival des Marches, avant même son arrivée sur Worlorn. C’était le peuple de Kimdiss qui l’avait bâtie, la baptisant Douzième Rêve.
Peut-être la cité rêvait-elle encore. Auquel cas elle était plongée dans son dernier sommeil. Les salles voûtées renvoyaient des échos creux, ses jardins s’étaient transformés en jungles sinistres qui bientôt deviendraient des cimetières. Là où, jadis, les rires avaient empli les rues, l’on n’entendait plus que le murmure du bruissement des feuilles mortes poussées par le vent. Si Larteyn lui avait paru une cité à l’agonie, songea Dirk, toujours assis sous le pont, Douzième Rêve était une ville déjà morte.
« C’est ici qu’Arkin aurait voulu qu’on s’installe, dit-elle. Mais nous nous y sommes tous opposés. Comme nous avions décidé d’effectuer ensemble nos recherches, il était évidemment préférable de vivre dans la même cité. Arkin insistait pour que ce soit Douzième Rêve. J’ai refusé – pour tout te dire, j’ignore s’il me l’a jamais pardonné. Si les Kavalars ont bâti Larteyn telle une forteresse, les Kimdissi ont fait de leur cité une véritable œuvre d’art. Et elle était plus belle encore, jadis – à la fin du Festival, ils ont démonté les plus beaux immeubles et emporté les sculptures les plus magnifiques.