Elle se tourna vers lui et prit ses mains dans les siennes. « Oui, j’ai souvent pensé à toi. Je me disais que j’étais bien plus heureuse lorsque toi et moi nous trouvions sur Avalon, que c’était peut-être toujours toi que j’aimais, et non Jaan. J’ai fini par espérer que toi et moi puissions faire renaître cette magie, redonner du sens à tout ce qui nous entoure. Mais ne vois-tu pas qu’il n’en est rien, Dirk ? Tu auras beau vouloir précipiter les choses, ça n’y changera absolument rien. Écoute cette cité, écoute Kryne Lamiya. Elle te dit la vérité. Tu penses souvent à moi, j’en fais parfois de même de mon côté, mais c’est simplement parce que tout est mort entre nous. Bonheur hier, bonheur demain – jamais dans le présent. C’est impossible, je ne suis pour toi qu’un mirage, après tout, et un mirage ne semble réel que vu de loin. Nous en avons fini, mon amour perdu ; il n’y a plus rien entre nous. Et c’est sans doute préférable, parce que seul ce qui est mort existe vraiment. »
Des larmes s’étaient mises à lentement couler sur ses joues. Et Kryne Lamiya pleurait avec elle, les tours hurlaient leurs lamentations. Mais elles se moquaient également d’elle, lui disaient : « Oui, je vois ta peine, mais l’affliction n’a pas davantage de signification que le reste. La douleur est aussi dénuée de sens que le plaisir. » Les spires gémissaient, de fins grillages riaient follement ; quant au tambour, il se faisait toujours entendre : … boum ! boum ! boum !
Avec plus de force, cette fois, Dirk ressentit un besoin impérieux de sauter. Il voulait se jeter du balcon, tomber vers les pierres pâles et les sombres canaux qui couraient au pied de la tour. Une chute vertigineuse, qui lui offrirait enfin le repos. Cependant la cité lui chantait : « Le repos ? Il n’existe aucun repos dans la mort. Uniquement le néant. Le néant ! » Le tambour, les vents, les gémissements… T’Larien tremblait de tous ses membres, sans pour autant un seul instant lâcher les mains de Gwen. Il abaissa son regard vers le sol.
Quelque chose se déplaçait sur le canal, dérivant lentement dans leur direction. Une péniche noire, sur laquelle se dressait un marinier solitaire. « Non », lâcha-t-il.
La jeune femme cilla. « Non ? »
Et soudain il trouva les mots que l’autre Dirk t’Larien aurait dits à sa Jenny. Ils se pressaient dans sa bouche et, bien que ne sachant trop s’il y croyait encore, il se surprit malgré tout à les prononcer. « Non ! » hurla-t-il à l’intention des tours qui les cernaient. Il projetait sa colère soudaine contre toute la raillerie contenue dans la musique de Kryne Lamiya. « Nous possédons tous un peu de cette cité en nous, Gwen, tu as raison. Mais la seule chose qui importe, c’est la façon dont nous y faisons face. Tout cela est tellement effrayant… » Il lâcha les mains de Gwen pour embrasser les alentours d’un geste circulaire. « Ce que ces lieux nous disent, bien sûr, mais aussi la peur qu’on ressent quand une partie de soi-même se découvre d’accord avec eux. Comment y résister ? Quelqu’un de faible aura tendance à l’ignorer, à feindre que ça n’existe pas en espérant que tout finira par disparaître de soi-même. Toi, par exemple, tu t’occupes toute la journée avec des tâches prosaïques pour t’empêcher de penser à l’obscurité extérieure. Et c’est ainsi que tu te laisses vaincre, Gwen. Au bout du compte, le néant finira par t’engloutir, et comme tous les faibles tu l’accueilleras avec joie, en te mentant à toi-même. Tu ne peux pas accepter ça, Gwen, c’est impossible. Tu es écologiste, n’est-ce pas ? Et qu’est-ce que l’écologie ? La vie ! Tu dois prendre le parti de la vie, tout ce qui fait de toi la personne que tu es va dans ce sens ! Cette cité, cette maudite cité avec sa couleur de squelette et ses hymnes à la mort, elle est à l’opposé de tout ce à quoi tu crois, de tout ce que tu es. Si tu es forte, tu l’affronteras et tu la vaincras. Tu l’insulteras ! Défie-la. »
Gwen secoua la tête. Elle avait cessé de pleurer. « C’est inutile.
— Tu te trompes. Sur le compte de cette cité comme sur le nôtre. Tout est lié. Tu voudrais vivre ici ? Parfait, viens vivre ici ! Apprivoiser cette cité représenterait une belle victoire, d’un point de vue philosophique, une réussite magnifique. Mais vis ici en sachant que la vie elle-même est l’exact inverse de ce que clame Lamiya-Bailis, vis ici et ris de sa musique absurde, pas parce que tu acceptes ses maudits mensonges gémissants. » Il reprit sa main.
« Je ne sais pas.
— Moi si, mentit-il.
— Tu penses vraiment que… tout pourrait recommencer entre nous ? Encore mieux qu’avant ?
— Tu ne seras plus ma Jenny. Plus jamais.
— Je ne sais pas », répéta-t-elle dans un murmure.
T’Larien prit le visage de la jeune femme entre ses mains et le redressa de manière à croiser son regard. Puis il l’embrassa, délicatement, se contentant de lui effleurer les lèvres. Kryne Lamiya ne cessait de gémir autour d’eux. Le son de la corne de brume se faisait plus profond, plus triste, les tours lointaines hurlaient leur désespoir, le tambour solitaire poursuivait sa sourde litanie, dénué de toute signification.
Inondés de musique, ils se regardèrent alors droit dans les yeux. « Gwen… » T’Larien prononça son nom d’une voix moins forte et moins assurée qu’un instant plus tôt.
« Je n’en sais rien, moi non plus. Mais ça vaudrait peut-être la peine d’essayer…
— Peut-être. » Ses grands yeux verts allèrent fixer le sol. « Mais ça risque d’être compliqué, Dirk, avec Jaan, Garse, tous nos problèmes… Et on ne sait même pas si ça en vaut la peine. Si ça ferait la moindre différence.
— Non, c’est vrai. Des centaines de fois, ces dernières années, j’ai décidé que plus rien n’avait d’importance, qu’il était inutile de tenter quoi que ce soit. Je ne me sentais aucun courage. J’étais simplement las, horriblement las. Mais on ne pourra jamais connaître la réponse si nous n’essayons pas. »
La jeune femme hocha la tête. « Peut-être. » Et ce fut tout. Le vent se faisait plus froid, plus violent. La folle musique aubienne s’enfla, pour aussitôt décroître. Ils pénétrèrent dans la tour, puis descendirent les marches et s’éloignèrent du balcon. Longeant les murs dont la clarté gris-blanc vacillante s’estompait, ils rejoignirent la plate-forme où leur véhicule attendait de les ramener à Larteyn.
5
Absorbés par leurs propres pensées, ils laissèrent derrière eux les tours blanches de Kryne Lamiya pour repartir en direction des feux mourants de Larteyn, dans un silence qui ravivait leur solitude. Une fois que Gwen eut posé l’appareil sur le toit, à son emplacement habituel, tous deux s’engagèrent dans l’escalier qui menait à son appartement. Devant la porte, alors que Dirk s’attendait à ce qu’elle lui souhaite une bonne nuit, elle lui murmura : « Attends… » Il obéit, troublé. La jeune femme disparut un instant à l’intérieur, des voix s’élevèrent derrière la porte, puis elle fut de retour, tenant un épais manuscrit à la main – une liasse de feuilles reliées de cuir noir à l’épaisseur impressionnante. La thèse de Jaan. Il l’avait presque oubliée. « Lis ça, lui murmura-t-elle, penchée dans l’embrasure de la porte. Et monte me voir demain matin, on pourra poursuivre notre conversation. » Après avoir déposé un doux baiser sur sa joue, la jeune femme referma derrière elle la lourde porte, qui se verrouilla dans un bruit sec. Dirk attendit un instant, en tournant le manuscrit entre ses mains. Puis il fit volte-face et se dirigea vers les cages d’ascenseurs.