Le spatioport avait été conçu pour accueillir une vingtaine de vaisseaux par jour, mais il ne s’y en posait tout au plus qu’un par mois désormais. La plus grande partie du port demeurait dans l’obscurité, à l’abandon. Le Frisson des ennemis oubliés se posa au centre de la petite zone où se maintenait un semblant d’activité, écrasant au passage de sa masse imposante un groupe d’appareils privés et un transporteur tobérien en partie démantelé.
Une section automatisée du grand terminal, sans trace de vie, demeurait brillamment éclairée. Dirk la traversa en hâte pour sortir dans la nuit : la nuit vide d’un monde extérieur qui hurlait son besoin d’étoiles.
Elle était venue l’attendre, devant la porte principale, ainsi qu’il l’avait plus ou moins supposé. Le capitaine du Frisson avait envoyé un message laser dès que son vaisseau avait émergé de l’hyperespace.
Gwen Delvano était venue l’attendre, ainsi qu’il le lui avait demandé. Mais elle n’était pas seule : elle discutait à voix basse avec un homme lorsque Dirk sortit du terminal.
Il s’immobilisa aussitôt la porte franchie, puis, essayant de paraître le plus détendu possible, laissa tomber par terre son unique sac de voyage. « Eh bien, dit-il doucement, j’avais pourtant cru comprendre qu’un festival avait lieu sur cette planète. »
Le son de sa voix la fit se retourner ; la jeune femme se mit aussitôt à rire – un rire dont il se souvenait parfaitement. « Tu es en retard de dix ans », lui répondit-elle.
Dirk fronça les sourcils, secoua la tête. « Bon sang ! » Puis il se précipita dans sa direction, tout sourire. Ils s’enlacèrent. L’autre homme, l’étranger, resta immobile, à les observer sans la moindre trace d’embarras.
Ce fut une étreinte très brève, au terme de laquelle Gwen recula de quelques pas. Puis tous deux observèrent les effets du temps.
Celui-ci s’était montré clément avec elle ; les différences que t’Larien pouvait noter étaient probablement dues à sa mémoire défaillante. Ses larges yeux verts ne semblaient pas tout à fait aussi larges ni aussi verts, et Gwen lui paraissait un peu plus grande et peut-être un peu moins svelte que dans ses souvenirs. Des différences minimes, en somme. Elle souriait de la même façon, et ses sombres cheveux fins tombaient toujours sur ses épaules en un flot brillant plus noir que la nuit des mondes extérieurs. Elle portait un chandail à col roulé, un pantalon en tissu caméléon qui avait pris la teinte de la nuit, ainsi qu’un large bandeau frontal : ainsi aimait-elle se vêtir sur Avalon. À cela s’ajoutait néanmoins un bracelet, que t’Larien n’avait jamais vu. Il aurait été plus juste de l’appeler un brassard, au demeurant : c’était un objet massif d’argent serti de jade qui couvrait la moitié de l’avant-bras gauche de la jeune femme, dont la manche de chandail était remontée de manière à le laisser apparaître.
« Tu as maigri, Dirk. »
Il haussa les épaules, puis fourra ses mains dans les poches de sa veste. « Possible. » Il était presque squelettique, en vérité, et un peu voûté d’avoir tant marché les épaules rentrées. Les ans l’avaient par ailleurs marqué d’une tout autre façon. Ses cheveux étaient plus gris que bruns, désormais, et il les portait presque aussi longs que ceux de Gwen – les siens, cependant, se résumaient à une masse de boucles emmêlées.
« Il y a si longtemps, fit-elle.
— Sept années standard. Je ne pensais pas que… » L’autre homme, l’inconnu qui accompagnait la jeune femme, toussa comme pour leur rappeler sa présence. Dirk et Gwen se tournèrent dans sa direction. Il s’avança, s’inclina poliment. Petit, trapu et très blond (ses cheveux semblaient presque blancs), il portait une combinaison aux motifs verts et jaunes, ainsi qu’une casquette noire tressée qui resta en place malgré sa révérence.
« Arkin Ruark, dit-il.
— Dirk t’Larien.
— Arkin travaille avec moi sur mon projet d’études, précisa Gwen.
— Ton projet d’études ? »
Elle cilla. « Tu ne sais même pas pourquoi je me trouve ici ? »
Non. Le joyau-qui-murmure envoyé de Worlorn lui avait appris où elle se trouvait, rien d’autre. « Tu étudiais l’écologie, sur Avalon…
— Oui, à l’Institut. Ça fait bien longtemps. J’ai terminé mes études, obtenu tous mes diplômes. Ensuite, je suis restée quelques années sur Haut Kavalaan avant d’être envoyée ici.
— Gwen appartient au Rassemblement de Jadefer, précisa Ruark avec un petit sourire tendu. Pour ma part, je représente l’Académie d’Impril de Kimdiss. Vous connaissez ? »
Dirk hocha la tête. Ruark était donc un Kimdissi, un universitaire natif d’un des mondes extérieurs.
« Impril et Jadefer partagent… eh bien, les mêmes objectifs. Étude de la réciprocité des phénomènes écologiques sur Worlorn. Une chose qui n’a jamais pu être effectuée correctement durant le Festival – les mondes extérieurs ne sont pas assez calés en écologie pour ça. “Une science ai-oubliée”, comme disent les Émereli. Mais voilà en gros sur quoi nous travaillons. Gwen et moi nous connaissions déjà, aussi avons-nous pensé… Eh bien, nous sommes ici pour les mêmes raisons, il était donc plus sensé de coopérer pour apprendre un maximum de choses, plutôt que de faire nos recherches séparément. »
Dirk n’éprouvait guère d’intérêt pour leur projet. Tout ce qu’il voulait, c’était parler à Gwen. Il se tourna vers elle. « Je suppose que tu m’expliqueras tout ça plus tard. Lorsque nous pourrons discuter tranquillement. Tu veux me parler, j’imagine. »
Elle lui adressa un regard étrange. « Oui, bien sûr. Nous avons beaucoup de choses à nous dire. »
Il ramassa son sac de voyage. « Où allons-nous ? Je n’aurais rien contre un bon bain et un bon repas. »
Gwen et Ruark échangèrent un regard. « Arkin et moi en parlions, justement, il peut te loger. Nous habitons le même immeuble, à quelques étages seulement l’un de l’autre. »
Ruark hocha la tête. « Avec plaisir, oui, avec plaisir. C’est une joie que de rendre service à des amis – et nous sommes tous deux des amis de Gwen, n’est-ce pas ?
— Eh bien… Je pensais que je pourrais rester avec toi, Gwen. »
Les yeux de la jeune femme se détournèrent un instant de lui, pour se porter sur Ruark, le sol, le ciel noir. Puis ils rencontrèrent ceux de Dirk. Elle ne souriait plus.
« Peut-être. Mais pas tout de suite. Il vaudrait mieux attendre un peu, je crois. Nous allons te conduire là où nous résidons. Un véhicule nous attend.
— Venez », dit le Kimdissi sans laisser à Dirk le temps de prononcer un seul mot. Il se passait quelque chose d’étrange. À bord du Frisson, durant les mois qu’avait duré son voyage, Dirk s’était imaginé leurs retrouvailles des dizaines de fois. Parfois il se les était représentées tendres et amoureuses, parfois comme un affrontement coléreux, ou une rencontre larmoyante. Mais jamais empreintes de cette extrême maladresse qui sonnait faux, en présence d’une tierce personne. T’Larien commençait à se poser pas mal de questions sur ce Ruark. Ses rapports avec Gwen étaient-ils uniquement d’ordre professionnel, ainsi qu’ils le lui avaient dit ? Ils ne s’étaient guère étendus sur le sujet, pour le moins. De guerre lasse, il haussa les épaules et les suivit jusqu’à leur engin.
L’appareil ne manqua pas de déconcerter Dirk durant leur bref trajet. Il avait vu de nombreux aéronefs au cours de ses voyages, mais aucun qui ressemblât à celui-là. Très gros, gris acier, avec des ailes incurvées et puissantes, il lui semblait presque… vivant. Une petite cabine dotée de quatre sièges s’ouvrait entre les ailes, sous les extrémités desquelles Dirk entrevit de petits cylindres à l’aspect menaçant.