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« Mais il restait impopulaire. Il n’était guère bavard, les sujets peu orthodoxes l’attiraient, et il affichait des opinions pour le moins hérétiques. C’était un amoureux de l’histoire, mais il méprisait ouvertement la religion et éprouvait un intérêt bien trop malsain pour les ressortissants des autres planètes qui se trouvaient sur Haut Kavalaan. Cette seule raison lui a valu d’être sans cesse défié après qu’il se fut retrouvé à l’âge d’être soumis au code de duel. Chaque fois, il en sortait victorieux – quand j’ai à mon tour atteint l’adolescence, quelques années plus tard, et que nous sommes devenus teyn et teyn, je n’avais pratiquement plus personne à combattre. Jaantony leur faisait peur à tous, nul n’osait nous défier. J’avoue en avoir été fort désappointé.

« Nous nous sommes souvent battus côte à côte, depuis. Nous sommes liés pour la vie, et nous avons surmonté bien des épreuves. Peu m’importent vos comparaisons grandiloquentes avec cet “amour” sans signification censé vous transporter, vous les gens des autres mondes, avec ce lien simulacre qui va et vient selon les caprices du moment. Jaantony a été lui aussi gravement corrompu par l’amour, durant les années qu’il a passées sur Avalon, et j’en suis en partie responsable. Je n’aurais jamais dû le laisser seul aussi longtemps. Il est vrai que je n’aurais pas été à ma place sur Avalon – je n’avais rien à y faire. Mais j’aurais malgré tout dû l’y accompagner. J’ai failli à mon devoir, à cette occasion, mais plus jamais je ne commettrai pareille erreur. Je suis son teyn, et je le resterai jusqu’à mon dernier souffle. Je ne laisserai jamais personne le tuer, le blesser, le faire souffrir ou lui voler son nom. Ce sont nos liens qui me dictent pareils devoirs.

« Jaan laisse trop souvent des gens tels que vous ou Ruark menacer son nom véritable. Sous bien des aspects, c’est un être pervers, dangereux, dont les caprices ne cessent de nous mettre en péril. Même ses héros… Un jour, je me suis souvenu d’histoires qu’il m’avait contées durant mon enfance, et j’ai été frappé par le fait que tous les héros favoris de Jaan aient été des hommes solitaires ayant fini par connaître la défaite. Aryn noble de Pierrelueur, par exemple, a dominé tout un pan de notre histoire. Sa personnalité hors norme lui avait permis de prendre le pouvoir sur l’étau le plus puissant de tout Haut Kavalaan, le Mont de Pierrelueur ; toutes les mains se levèrent contre la sienne lorsque ses ennemis se liguèrent contre lui. Il donna alors épées et boucliers à ses eyn-kethi et les mena elles aussi au combat, afin de grossir les rangs de sa propre armée. Ses ennemis furent défaits, humiliés. C’est tout au moins ce que Jaan m’a raconté. Mais j’ai appris par la suite que la victoire d’Aryn noble de Pierrelueur avait été trompeuse : tant de ses eyn-kethi furent massacrées ce jour-là qu’il n’en resta dès lors qu’une simple poignée pour mettre au monde de nouveaux guerriers. Le Mont de Pierrelueur déclina en puissance comme en population, et, quarante ans après l’exploit audacieux d’Aryn, l’étau fut investi par les nobles de Taal, de Jadefer et de Poing-de-bronze, qui enlevèrent femmes et enfants. La vérité sur Aryn noble de Pierrelueur, c’est que sa stupidité l’a finalement conduit à connaître un fort cuisant échec. Il fait partie des parias de notre histoire, ainsi d’ailleurs que tous les héros de Jaan.

— Je trouve moi aussi Aryn héroïque, fit sèchement Dirk. Sur Avalon, on en ferait probablement l’éloge pour avoir libéré des esclaves, quand bien même sa victoire n’a pas donné les fruits escomptés. »

Janacek lui adressa un regard menaçant. Ses yeux étaient semblables à deux étincelles bleues enchâssées dans son crâne étroit. Il caressa sa barbe rousse, visiblement mécontent. « T’Larien, c’est précisément contre ce genre de commentaires que je voulais vous mettre en garde. Les eyn-kethi ne sont pas des esclaves, ce sont des eyn-kethi. Votre jugement est faussé par la traduction totalement erronée que vous faites de nos termes.

— C’est vous qui le dites. Mais si j’en crois Ruark…

— Ruark, répéta Janacek avec mépris. Vos informations seraient-elles donc toutes de source kimdissi ? Eh bien, à l’évidence j’ai gaspillé mon temps et ma salive avec vous. Vous n’êtes qu’un pantin entre les mains des manipulateurs kimdissi. À l’avenir, je n’essaierai plus de vous faire entendre raison.

— Cela me convient parfaitement. Dites-moi simplement où se trouve Gwen.

— Je vous l’ai déjà dit.

— Alors, quand rentrera-t-elle ?

— Tard, et elle sera fatiguée. Elle n’aura certainement pas envie de vous voir.

— Vous l’empêchez de me voir ! »

Janacek resta silencieux un bref instant. « Exact, fit-il en arborant un sourire menaçant. C’est préférable, pour vous autant que pour elle. Mais je ne m’attends pas à ce que vous puissiez l’admettre.

— Vous n’avez pas le droit de faire une chose pareille.

— Peut-être – si l’on prend votre culture comme référence. Mais la mienne m’en donne tous les droits. Vous ne resterez plus jamais seul avec elle, désormais.

— Gwen ne fait pas partie de votre satanée culture kavalar !

— Elle n’est pas née dans cette société, c’est vrai. Mais elle a accepté le jade et l’argent, ainsi que le nom de betheyn. À présent, elle est l’une des nôtres. »

Dirk ne parvenait plus à se dominer. Il tremblait de tous ses membres. « Et elle, qu’est-ce qu’elle en dit ? » Il s’approcha de Janacek. « Qu’est-ce qu’elle a dit, la nuit dernière ? Elle vous a menacés de vous quitter ? » Il appuya son doigt sur la poitrine du Kavalar. « De partir avec moi ? C’est pour ça que vous l’avez frappée, et que vous refusez de me laisser la voir ? »

Janacek repoussa la main de t’Larien avec violence.

« Eh bien, voilà qu’en plus vous nous espionnez. Vous faites certes un bien piètre espion, mais ça n’en constitue pas moins une offense gravissime. Jaan n’aurait jamais dû vous raconter tout ce qu’il vous a dit, ni vous offrir sa protection.

— Je n’ai besoin de la protection de personne.

— C’est vous qui le dites. La fierté mal placée d’un imbécile. Seuls les forts peuvent se permettre de refuser la protection qui leur est offerte. Les faibles, par contre, en ont grand besoin. Mais je ne tiens pas à perdre davantage de temps en votre compagnie. » Janacek prit d’un pas décidé la direction de la salle à manger, sur la table de laquelle une petite mallette noire était posée. Il poussa simultanément les deux loquets et releva le couvercle. À l’intérieur, posées sur du feutre rouge, Dirk aperçut cinq rangées d’épingles de fer noir en forme de banshee. Janacek en prit une. « Vous êtes vraiment certain de ne pas la vouloir ? Korariel ? » Il sourit.