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Dirk croisa les bras, sans mot dire.

Janacek attendit un instant sa réponse. Puis il reposa l’épingle à sa place et referma le couvercle. « Les fils de la gelée ne feront sans doute pas autant les difficiles… À présent, je dois porter ceci à Jaan. Alors, filez ! »

C’était le début de l’après-midi. Le Moyeu brillait faiblement au centre du ciel, entouré par les petites lueurs éparpillées des quatre Soleils troyens encore visibles. Le vent puissant qui soufflait de l’est semblait vouloir se transformer en simples bourrasques. La poussière tournoyait dans les allées gris et écarlate.

Dirk s’assit à l’angle du toit, les jambes pendantes au-dessus du vide. Il réfléchissait aux diverses possibilités qui s’offraient à lui.

Il avait suivi Garse Janacek jusqu’à l’aire de stationnement de la terrasse pour assister à son départ. Après avoir déposé les banshees dans le poste de pilotage de sa relique militaire vert olive, le Kavalar en avait pris les commandes. Les deux autres appareils, la raie grise et la goutte jaune brillante, avaient disparu. Dirk se retrouvait donc bloqué à Larteyn, sans savoir où se trouvait Gwen, ni ce qu’ils avaient fait d’elle. Il regretta un instant que Ruark ait lui aussi quitté la cité, sans lui laisser d’aéronef personnel à disposition. Il aurait pu en louer un à Défi, s’il y avait pensé, ou même au spatioport la nuit de son arrivée. Au lieu de quoi il se retrouvait seul, coincé en ces lieux. Même les glisseurs avaient disparu. Ce monde était rouge, gris et déprimant. T’Larien ne savait que faire.

Il était assis, à réfléchir au problème posé par les aéronefs, lorsqu’une solution lui traversa brusquement l’esprit. Les cités du Festival qu’il avait visitées étaient très différentes les unes des autres, mais elles possédaient toutes une chose en commun. Aucune d’elles ne disposait d’aires d’atterrissage suffisamment grandes pour recevoir le nombre d’appareils correspondant à la population pour laquelle elles avaient été conçues. Elles devaient donc forcément être reliées entre elles par un autre moyen de transport. Peut-être allait-il pouvoir s’assurer une certaine liberté d’action, en fin de compte.

Dirk se leva, puis se rendit jusqu’aux ascenseurs pour descendre à l’appartement de Ruark, situé à la base de la tour. Entre deux plantes à l’écorce noire qui montaient jusqu’au plafond, il trouva l’écran mural, tel qu’il se souvenait l’avoir vu : éteint, ainsi qu’il l’était resté depuis son arrivée. Il n’y avait plus sur Worlorn qu’un nombre très restreint de personnes avec qui communiquer. Mais il devait quand même rester un système de renseignements en activité. T’Larien étudia la double rangée de boutons alignés sous l’écran, en choisit un au hasard et le pressa. À son grand soulagement, l’obscurité fit aussitôt place à une luminescence bleutée – le circuit de communication était toujours opérant.

Un des boutons portait un point d’interrogation. Il le pressa – et en fut aussitôt récompensé. La lueur bleutée disparut, pour se retrouver remplacée par une multitude de mots et de nombres, qui correspondaient à autant de services de base. Tout y était indiqué, depuis l’assistance médicale jusqu’aux nouvelles des autres planètes, en passant par des renseignements d’ordre religieux.

Il composa le nombre qui correspondait à « transport des visiteurs ». Une quantité invraisemblable de données vint aussitôt envahir l’écran, pour briser un à un tous ses espoirs.

Il existait bel et bien des agences de location d’aéronefs au spatioport, ainsi que dans dix des quatorze cités, mais toutes avaient fermé leurs portes. Les appareils avaient quitté Worlorn en même temps que les foules du Festival. Certaines cités avaient effectivement proposé des hydroglisseurs, ou d’autres embarcations moins sophistiquées, mais cela appartenait désormais au passé. À Musquel-sur-Mer, par exemple, les touristes pouvaient à l’époque remonter ou descendre la côte à bord d’authentiques bateaux à voiles de la Colonie oubliée – un service qui, malheureusement, avait été supprimé. Les lignes intercités avaient cessé toute activité, les stratopaquebots de Tober et les dirigeables à hélium d’Eshellin s’étaient posés une dernière fois avant de regagner définitivement leurs mondes d’origine. Un plan du réseau de transport souterrain à grande vitesse apparut sur l’écran mural. Des lignes partaient du spatioport pour rejoindre chaque cité, toutes étant par ailleurs reliées entre elles par un réseau circulaire, mais pas une seule section ne s’affichait autrement qu’en rouge, ce qui, d’après la légende située au bas de la carte, signifiait : « Ligne non alimentée – Réseau désaffecté ».

Il ne restait plus aucun moyen de transport sur Worlorn, hormis la marche et les quelques appareils des ultimes visiteurs.

Dirk fit disparaître la carte, découragé. Il allait éteindre l’appareil lorsqu’une autre pensée lui vint. Il pressa le bouton « bibliothèque » ; un signe étrange apparut aussitôt sur l’écran, accompagné d’un certain nombre d’instructions. Puis il composa « fils de la gelée » et ajouta « définition ».

L’attente fut très brève, et t’Larien n’avait pas besoin de la masse de renseignements que lui fournit la bibliothèque : mille détails historiques, géographiques et philosophiques. Il nota rapidement l’information principale et refusa tout le reste. « Fils de la gelée », semblait-il, était le surnom populaire donné aux fidèles d’un culte pseudo-religieux, prétexte à l’emploi d’une drogue du Monde de l’Océan vinnoir. On les appelait ainsi parce qu’ils restaient plusieurs années d’affilée dans les tréfonds caverneux et humides de limaces gélatineuses longues de plusieurs kilomètres, qui rampaient avec une lenteur infinie au fond de leurs mers. Les membres de ce culte désignaient ces créatures sous le nom de « Mères ». Les Mères nourrissaient leurs fils avec de douces sécrétions hallucinogènes – on les présumait en outre semi-intelligentes. Ce qui n’empêchait nullement les fils de la gelée de tuer leur mère nourricière quand la qualité des sécrétions oniriques commençait à baisser, ce qui se produisait immanquablement lorsque la limace en question prenait de l’âge. Débarrassés d’une Mère, les fils de la gelée se mettaient immédiatement en quête d’un autre hôte.

Dirk pressa la touche « annulation » et consulta à nouveau la bibliothèque. Le Monde de l’Océan vinnoir avait construit une cité sur Worlorn – elle s’étendait sous un lac artificiel de cinquante kilomètres de circonférence, empli des mêmes eaux glauques et grouillantes de vie que celles qui couvraient l’intégralité ou presque de la surface du monde natal des Vinnoirs. On l’appelait la Cité de l’Étang sans Étoile ; le lac était peuplé par des formes de vie importées sur Worlorn à l’occasion du festival des Marches. Il devait également y avoir un certain nombre de Mères.

Poussé par la curiosité, Dirk se mit en quête de la cité sur une carte de Worlorn. Mais comme de toute façon il ne disposait d’aucun moyen de transport pour s’y rendre, il éteignit l’écran avant de se rendre dans la cuisine se préparer une boisson – un lait épais, blanc cassé, de quelque animal kimdissi, qu’il but d’un trait. Il le trouva très froid, et amer, mais fort rafraîchissant. Ses doigts pianotaient d’impatience sur le bar. L’agitation et le besoin d’agir ne cessaient de grandir en lui. Il se sentait pris au piège à Larteyn. Il n’avait d’autre choix que d’attendre le retour de quelqu’un, sans trop savoir ce qui se passerait alors. C’était comme s’il avait été tiré dans tous les sens selon le bon plaisir de ceux qui l’entouraient depuis l’instant où il était descendu du Frisson des ennemis oubliés. Il n’était même pas venu ici de son propre chef, c’était Gwen qui l’avait appelé par l’intermédiaire du joyau-qui-murmure – quand bien même son arrivée n’avait guère semblé lui faire plaisir quand elle était venue l’accueillir au spatioport. Et il commençait à comprendre pourquoi. La jeune femme était prisonnière d’un contexte politique autant qu’émotionnel. Il lui semblait s’être rapproché d’elle pour ensuite se retrouver impuissant, tandis que d’incompréhensibles tempêtes de tension physique, sexuelle et culturelle se déchaînaient autour de lui. Et il n’en pouvait plus de cette impuissance.