Il se tourna vers Gwen et désigna les tiges. « Des lasers ? »
La jeune femme hocha la tête, ébauchant un sourire.
« Mais c’est quoi, cet appareil ? Un engin militaire ? À croire que vous redoutez une attaque des Hrangans. Je n’ai jamais rien vu de comparable depuis le jour où nous avons visité le musée de l’Institut, sur Avalon. »
Avec un petit rire, Gwen balança son sac de voyage sur le siège arrière. « Monte. C’est un aéronef parfaitement normal, de fabrication kavalar. Ils ont commencé récemment à en produire eux-mêmes. C’est censé ressembler à un banshee noir[1], le prédateur volant qui sert d’animal fétiche au Rassemblement de Jadefer. Il tient une place très importante dans son folklore. Une sorte de totem, en quelque sorte. »
Puis elle alla s’installer à la place du pilote. Ruark sauta maladroitement par-dessus l’aile blindée pour aller s’asseoir à l’arrière de l’habitacle. Dirk, lui, ne bougea pas. « Mais il est équipé de lasers ! » insista-t-il.
Gwen soupira. « Ils ne sont pas chargés – pour tout te dire, ils ne l’ont jamais été. Mais chaque appareil construit sur Haut Kavalaan possède un armement, c’est une espèce de… tradition. Et je ne parle pas simplement de la culture propre au Rassemblement de Jadefer. Acierrouge, Braith et l’Union Shanagate respectent les mêmes us et coutumes. »
Le visage inexpressif, Dirk contourna le véhicule et grimpa à côté de la jeune femme. « Qui ?
— Les quatre coalitions d’étaux de Haut Kavalaan, lui expliqua-t-elle. Tu peux te les représenter comme de petites nations, ou de très grandes familles. Elles sont un peu des deux.
— Mais pourquoi ces lasers ?
— Haut Kavalaan est une planète guerrière. »
Ruark émit un petit rire. « Ah, Gwen. C’est totalement faux. Totalement !
— Faux ?
— Oui, complètement. Ce n’est qu’une demi-vérité, ce que je trouve pire qu’un mensonge. »
Dirk se tourna sur son siège pour regarder le Kimdissi blond et potelé. « Que voulez-vous dire ?
— Haut Kavalaan était jadis une planète guerrière, c’est vrai. Mais tous les Kavalars en ont hérité un comportement des plus violents. Ce sont des êtres agressifs, souvent xénophobes, des racistes aussi fiers que jaloux. Avec leurs guerres et leur code de duel… Voilà pourquoi tous les appareils kavalars sont équipés de canons. Pour les combats aériens ! Je vous mets en garde, t’Larien…
— Arkin ! » Gwen avait parlé entre ses dents ; la menace contenue dans sa voix fit sursauter t’Larien. Elle tira brusquement sur la commande des grilles gravitationnelles et effleura le manche à balai ; l’engin quitta aussitôt le sol avec un gémissement de protestation, puis s’éleva à grande vitesse. Si sous leurs pieds, là où le Frisson des ennemis oubliés se dressait parmi des vaisseaux stellaires plus modestes, le spatioport resplendissait de lumière, l’obscurité régnait partout ailleurs. Elle s’étendait jusqu’à l’horizon presque invisible, où le sol noir rejoignait un ciel qui l’était davantage encore. Seule une fine poussière d’étoiles venait éclairer la nuit. Ils se trouvaient dans les Marches : le ciel se résumait à l’espace intergalactique et au rideau poussiéreux du Voile du Tentateur. Ce monde engendrait une atmosphère de solitude encore plus forte que Dirk ne se l’était imaginé.
À part les marmonnements de Ruark, qui s’était calmé, un silence pesant régnait dans le véhicule.
« Arkin est originaire de Kimdiss », fit Gwen avec un petit rire forcé, comme si cela expliquait tout. Mais Dirk la connaissait trop bien pour se laisser berner. Elle restait toujours aussi tendue qu’au moment de rappeler Arkin Ruark à l’ordre, quelques instants plus tôt.
« Je ne suis pas sûr de comprendre… » Il se sentait stupide ; Gwen et Ruark semblaient trouver tout cela évident.
« Vous ne venez pas d’un monde extérieur, lui expliqua Ruark. Avalon, Baldur, quelle que soit la planète, c’est sans importance. Les peuples de l’intérieur du Voile ne connaissent pas les Kavalars.
— Ni les Kimdissi, répliqua Gwen, d’une voix un peu plus calme.
— Un sarcasme, grogna Ruark à l’intention de Dirk. Les Kimdissi et les Kavalars… eh bien, on ne s’entend pas très bien. Voilà ce que Gwen essaie de vous faire comprendre. Que je suis pétri de préjugés, et qu’il ne faut pas prendre ce que je dis pour argent comptant.
— Parfaitement, Arkin, dit-elle avant de se tourner vers Dirk. Il ne connaît pas Haut Kavalaan. Il ne comprend ni sa culture ni son peuple. Les Kimdissi ont tendance à ne voir que le mauvais côté des choses, mais la réalité est plus complexe qu’il ne voudrait le faire croire. Ne l’oublie jamais, chaque fois que ce beau parleur essaiera de te convertir à son point de vue. Ça ne devrait pas t’être difficile. Ne me disais-tu pas, sur Avalon, qu’il existe toujours trente réponses exactes à une même question ? »
Dirk se mit à rire. « C’est vrai. Mais ça fait quelques années déjà que j’ai tendance à revoir ce nombre à la hausse. Quoi qu’il en soit, je ne comprends toujours rien de rien. Prenons cet appareil, par exemple… S’agit-il d’un véhicule de fonction, ou faut-il que tu pilotes cet engin uniquement parce que tu travailles pour le Rassemblement de Jadefer ?
— Ah ! s’exclama Ruark. Vous faites erreur, mon ami. On ne travaille pas pour Jadefer. Non. On lui appartient, ou pas. Il n’y a pas d’autre choix. Si l’on ne fait pas partie du Rassemblement de Jadefer, on ne peut pas travailler pour lui.
— Exact, confirma Gwen d’une voix à nouveau tendue. J’appartiens à Jadefer, Arkin, et j’aimerais que tu t’en souviennes. Il t’arrive parfois de mettre ma patience à rude épreuve.
— Gwen, Gwen… Tu es mon amie, ma confidente. Nous avons résolu d’importants problèmes, tous les deux. Je ne chercherai jamais à t’offenser. Mais tu n’es pas une Kavalar, tu ne le seras jamais. Tout d’abord tu es une femme, une vraie femme, pas simplement une eyn-kethi ou une betheyn.
— Ah non ? Vraiment ? Je porte pourtant le lien de jade et d’argent. » Elle regarda en direction de Dirk, et parla aussitôt d’une voix moins forte. « Parce qu’il y a Jaan. Si tu veux vraiment tout savoir, Dirk, c’est dans son véhicule que tu te trouves, et c’est pour ça que je le conduis. Parce qu’il y a Jaan. »
Le silence s’abattit sur eux comme ils s’élevaient dans la noirceur de la nuit, uniquement rompu par le vent qui sifflait autour d’eux – il repoussait les longs cheveux de Gwen et les mèches emmêlées de Dirk, lacérait le léger vêtement braquien de celui-ci. T’Larien se demanda un court instant pourquoi l’appareil, au lieu d’une cabine fermée, ne possédait que ce petit pare-brise pratiquement inutile. Puis il croisa les bras sur sa poitrine et se tassa sur son siège. « Jaan ? » Presque un murmure. La réponse viendrait en son temps, il le savait. S’il la redoutait, c’était simplement en raison de la façon dont Gwen avait prononcé ce nom : avec une sorte d’étrange méfiance.
« Il ne sait pas », fit remarquer Ruark.
Gwen poussa un soupir – son stress restait perceptible. « Je suis désolée, Dirk. Je pensais que tu étais au courant. Il s’est écoulé tellement de temps… Je croyais, eh bien, qu’une de nos connaissances sur Avalon t’avait mis au courant.