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Des langues de flammes aux extrémités orange et bleu se mirent bientôt à lécher les bûches ; t’Larien sentit une chaleur soudaine envahir ses mains et son visage. Une odeur qui rappelait vaguement celle de la cannelle emplit alors la pièce. Vikary se redressa et sortit du séjour.

Il revint avec trois verres à liqueur aussi noirs que de l’obsidienne, ainsi qu’une bouteille sous le bras. Après en avoir tendu un à Dirk et un autre à Garse, il posa le troisième sur la table et ôta le bouchon de la bouteille avec ses dents. Le vin, de couleur rouge sombre, dégageait une odeur très forte. T’Larien huma son verre quand Vikary les eut tous remplis à ras bord. Les vapeurs lui brûlaient les narines, mais il les trouvait étrangement agréables.

Vikary reposa la bouteille et leva son verre. « À présent, leur dit-il avant qu’ils n’aient goûté à la boisson, je vais demander à chacun de vous quelque chose de très difficile : de faire abstraction pour un temps de vos cultures respectives et d’instaurer quelque chose de totalement inédit – et qui risque fort de vous paraître des plus étranges. Garse, pour notre bien à tous, je te demande d’être l’ami de Dirk t’Larien. Il n’existe en ancien kavalar aucun nom pour désigner pareil lien, j’en ai bien conscience. Cela n’aurait aucune utilité sur Haut Kavalaan, où un homme possède déjà son étau, ses kethi et, plus que tout, son teyn. Mais nous nous trouvons sur Worlorn, et demain nous allons tous nous battre en duel – pas côté à côte, mais face à des ennemis communs. C’est pour cette raison, parce que tu es mon teyn, que je te demande d’accepter t’Larien pour ami, ainsi que les liens qui accompagnent ce nom.

— Tu m’en demandes beaucoup. » Janacek, qui tenait le vin devant son visage, observait les flammes danser sur le verre noir. « T’Larien nous a espionnés. Il a voulu enlever ma cro-betheyn, il a tenté de te faire perdre ton nom. Et le voilà à présent responsable de ce duel avec Bretan Braith. Je ne sais ce qui me retient de le défier à mon tour. Or toi, mon teyn, tu me demandes de devenir son ami ?

— Exactement. »

Janacek considéra Dirk, puis trempa les lèvres dans son vin. « Tu es mon teyn, dit-il à Jaan. Je me plie donc à tes volontés. Quelles obligations ce lien d’amitié est-il censé engendrer ?

— Traite un ami comme s’il était ton keth, lui expliqua Vikary avant de se tourner vers Dirk. Et vous, t’Larien, vous nous avez causé bien des ennuis, mais j’ignore dans quelle mesure vous en portez la responsabilité. Je vais également vous demander quelque chose : devenez le frère d’étau de Garse Jadefer Janacek. Pour un temps, tout au moins. »

Dirk n’eut pas le temps de répondre ; Janacek le prit de vitesse : « Tu ne peux vouloir une chose pareille, Jaan ! Qui est-il ? Qui est ce t’Larien ? Comment imaginer qu’il mérite un instant de faire partie du Rassemblement de Jadefer ? Il va nous trahir. Il ne respectera pas les liens. Il ne défendra pas notre étau, et ne retournera pas avec nous sur Haut Kavalaan. Je proteste énergiquement !

— S’il accepte, je pense qu’il restera fidèle un certain temps aux liens.

— Un certain temps ? C’est absurde, Jaan, les kethi sont liés à jamais !

— Alors il s’agira d’un tout nouveau genre de keth. Un lien temporaire.

— C’est plus que nouveau. Jamais je n’accepterai !

— Garse, Dirk t’Larien est ton ami, désormais. À moins que tu ne l’aies déjà oublié ? Tu as tort de vouloir t’opposer à ma proposition. En faisant cela, tu brises les liens que tu viens à peine d’accepter. Tu n’agirais jamais ainsi envers un keth.

— Il serait inutile de demander à un keth d’être un keth, grommela Janacek. Il le serait déjà. Tout cela n’a aucun sens. Dirk t’Larien est, et doit rester, hors des liens. Le conseil des nobles te blâmerait pour ça, Jaan. Ce que tu veux faire est mal, tu ne t’en rends donc pas compte ?

— Le conseil des nobles siège sur Haut Kavalaan, bien loin de Worlorn. Tu es le seul à pouvoir parler au nom de Jadefer. Veux-tu offenser ton ami ? »

Comme Janacek se refusait à répondre, Vikary se tourna vers Dirk. « Eh bien, t’Larien ?

— Je ne sais pas. Je pense comprendre la signification de ce lien – ces… frères d’étau –, et j’apprécie l’honneur qui m’est fait. Mais trop de choses nous séparent, Jaan.

— Vous voulez sans doute parler de Gwen. C’est exact, Dirk, elle demeure entre nous. Mais je ne vous demande d’accepter cette nouvelle forme de frère d’étau que durant votre séjour sur Worlorn, et uniquement envers Garse. Cela ne s’appliquera pas à moi ou aux autres Jadefer. Vous comprenez ?

— Oui. Ça simplifierait certainement nos rapports. » Il se tourna vers Janacek. « Mais bien des choses m’ont déjà opposé à Garse. C’est lui qui a voulu faire de moi un simple bien. Sans compter qu’il n’a rien fait pour m’éviter ce duel.

— Je me suis contenté de dire la vérité », intervint Janacek. Mais Vikary lui intima de se taire.

« Je pense pouvoir tirer un trait sur le passé, mais certainement pas sur tout ce qui se rapporte à Gwen.

— C’est là une affaire qui ne concerne que vous et moi, lui répondit calmement Vikary. Ainsi que Gwen elle-même, bien sûr. Garse n’a pas voix au chapitre en ce domaine, quand bien même il vous affirmerait le contraire.

— Elle est ma cro-betheyn. J’ai le droit et le devoir de parler – et d’agir – pour son bien.

— Je me référais à la nuit dernière, lança Dirk. Je me trouvais derrière la porte – j’ai tout entendu. Janacek l’a frappée, et vous la séquestrez depuis. »

Vikary sourit. « Janacek a frappé Gwen ?

— Je n’ai pu me méprendre sur la nature de ce bruit. C’était un coup.

— Vous avez entendu une dispute et un coup, de cela je ne doute pas, fit Vikary tout en tâtant sa mâchoire enflée. Comment croyez-vous que ceci me soit arrivé ? »

Dirk se sentit tout à coup extrêmement stupide. « Je… je pensais… Je ne savais pas. Les fils de la gelée, peut-être…

— C’est moi que Garse a frappé, pas Gwen.

— Et je suis prêt à recommencer s’il le faut, ajouta Janacek d’une voix empreinte d’amertume.

— Mais alors, que s’est-il passé ? Hier au soir ? Ce matin ? »

Janacek se leva et vint se poster devant Dirk, qu’il dominait ainsi de toute sa taille. « Ami Dirk, fit-il d’une voix vaguement haineuse, je vous ai dit la stricte vérité ce matin. Gwen est bel et bien partie avec Arkin Ruark, et ce pour des raisons purement professionnelles. Le Kimdissi l’a cherchée toute la journée d’hier. Il m’a expliqué qu’une colonne de punaises-à-carapace avait entrepris sa migration, sans aucun doute en réponse à la progression du froid. C’est paraît-il un phénomène très rare, même sur Eshellin. Sur Worlorn, bien sûr, pareil événement sera unique – il fallait donc partir immédiatement l’étudier. Vous comprenez à présent, ami Dirk ? En êtes-vous seulement capable ?

— Eh bien… elle m’en aurait averti. »

Janacek regagna sa place, le visage crispé. « Mon ami me traite de menteur, à ce que je vois.

— Garse dit vrai, intervint Vikary. Gwen m’a dit qu’elle vous laisserait une explication – un billet, ou une bande magnétique. Mais peut-être a-t-elle oublié de le faire dans l’excitation des préparatifs. De telles choses peuvent arriver quand un travail vous passionne à ce point, Dirk. C’est une excellente écologiste. »