— Je n’ai revu personne, dit-il. Aucun de nos amis communs. J’ai énormément voyagé, tu sais. Braque, Prométhée, Jamison… » Ses paroles lui semblaient stupides, creuses. Il avala sa salive avant de répéter sa question : « Qui est Jaan ?
— Jaantony Riv Loup noble de Jadefer Vikary, précisa Ruark.
— Jaan est mon… » Elle hésita. « Ce n’est guère facile à expliquer. Je suis la betheyn de Jaan, la cro-betheyn de son teyn, Garse. » Elle détourna un bref instant les yeux des instruments de bord. Dirk ne faisait montre d’aucun signe de compréhension.
« Mon époux, finit-elle par lâcher. Je suis désolée, Dirk. Ce terme ne correspond pas tout à fait à la réalité, mais c’est celui qui s’en rapproche le plus. Jaan est mon époux. »
Dirk, tassé sur son siège, les bras croisés, se garda bien de tout commentaire. Il avait froid, il souffrait, et se demandait ce qu’il faisait là. Le souvenir du joyau-qui-murmure faisait naître dans son esprit toute une profusion de questions. Gwen avait certainement eu de bonnes raisons pour le lui renvoyer, des raisons qu’elle ne manquerait pas de lui expliquer. En vérité, il aurait dû s’attendre à ce qu’elle ne soit pas restée seule. Au spatioport, il avait même soupçonné un court instant Ruark d’être peut-être davantage qu’un ami, sans que cela l’affecte le moins du monde.
Au terme d’un trop long silence, Gwen releva les yeux.
« Je suis désolée, Dirk. Vraiment désolée. Tu n’aurais pas dû venir. »
Il pensa qu’elle avait raison, mais se retint de lui dire.
Ils poursuivirent donc leur vol sans prononcer un mot. Tout avait été dit. Mais pas ce que Dirk aurait aimé entendre. Il se trouvait sur cette planète, avec Gwen assise à ses côtés, mais la jeune femme était devenue une étrangère. Tous deux étaient des étrangers l’un pour l’autre, désormais. Prostré dans son siège, t’Larien demeurait donc seul en compagnie de ses pensées, tandis qu’un vent glacial venait lui fouetter le visage.
Sur Braque, il avait interprété l’envoi du joyau-qui-murmure comme un appel de la jeune femme ; elle voulait forcément le revoir. Il ne s’était alors posé qu’une seule question : pourrait-il retourner auprès d’elle ? Dirk t’Larien pouvait-il toujours aimer, et être aimé ? Il venait à l’instant de comprendre l’étendue de sa méprise.
Envoie ce souvenir et je viendrai… Je ne poserai aucune question. Tel avait été leur serment, leur unique serment – ni plus, ni moins.
Il sentit une sourde colère monter en lui. Pourquoi lui avait-elle fait une chose pareille ? Elle avait tenu le joyau dans ses mains, perçu ses sentiments. Ça ne lui aurait de toute façon pas été difficile de les deviner. Rien de ce que la jeune femme attendait de lui ne pouvait valoir le prix de ce souvenir.
Puis il retrouva son calme. Les yeux fermés, il pouvait revoir la péniche solitaire voguer sur le canal de Braque ; elle lui avait paru avoir tant d’importance, un bref instant. T’Larien se rappela alors sa résolution de redevenir ce qu’il avait été, de retrouver la jeune femme et de lui donner tout ce dont il serait capable, tout ce dont elle aurait besoin – pour lui-même autant que pour elle.
S’efforçant de se ressaisir, il déplia ses bras, ouvrit les yeux et se redressa sur son siège malgré le vent mordant. Puis, délibérément, il gratifia Gwen de son vieux sourire timide. « Ah, Jenny… Moi aussi je suis désolé. Mais ça ne fait rien. Je l’ignorais, mais c’est sans importance. Je suis heureux d’être venu, et tu devrais également t’en réjouir. Sept ans, ça fait un bail, pas vrai ? »
La jeune femme lui jeta un coup d’œil avant de se reconcentrer sur la lecture des instruments de bord. Elle s’humecta les lèvres avec nervosité. « Oui, Dirk, ça fait un bail.
— Est-ce que je vais rencontrer Jaan ?
— Oui, ainsi que Garse, son teyn. »
Quelque part en contrebas, il entendit les clapotements d’une rivière perdue dans l’obscurité, qui décrurent rapidement en raison de la vitesse à laquelle ils se déplaçaient. Dirk scruta la noirceur qui défilait sous les ailes de l’engin, puis il leva les yeux. « Ça manque d’étoiles, ici, dit-il pensivement. J’ai l’impression de devenir aveugle.
— Je sais ce que tu ressens. » Elle lui sourit ; et pour la première fois depuis bien longtemps, il se sentit bien.
« Tu te souviens du ciel d’Avalon ? lui demanda-t-il.
— Bien sûr.
— Ce ne sont pas les étoiles qui manquent, là-bas. C’est un monde magnifique.
— Worlorn possède lui aussi une certaine beauté. Que sais-tu de cette planète ?
— Pas grand-chose. C’est un monde vagabond, sur lequel s’est déroulé un Festival. Hormis cela, à peu près rien. À bord du vaisseau, une femme m’a appris que Tomo et Walberg l’avaient découverte lors d’un voyage censé les mener aux limites de la galaxie.
— Rien n’est moins sûr, même si cette légende possède un certain charme. Quoi qu’il en soit, tout ce que tu verras ici découle du Festival. Toute la planète, en fait. Chaque monde des Marches y a pris part ; chacune de leur culture y est représentée par une cité. Il y en a quatorze, pour les quatorze mondes des Marches, séparées par le spatioport et les Terres communes. Ce que nous survolons actuellement est une sorte de parc. Il ne présente guère d’intérêt, même de jour. Des expositions et des festivités s’y sont tenues le temps qu’a duré le Festival.
— Et où travaillez-vous ?
— Dans la jungle, répondit Ruark. Au-delà des cités, après la muraille des montagnes.
— Dirk, regarde ! »
À l’horizon, t’Larien distinguait une chaîne montagneuse, une barrière noire déchiquetée qui s’élevait au-dessus des Terres communes pour éclipser les étoiles les plus basses. Une étincelle de lumière sanglante apparut au sommet d’un pic, pour ensuite se mettre progressivement à grandir sans pour autant que sa luminosité n’augmente. Sa couleur rouge terne, menaçante, rappelait confusément à Dirk celle du joyau-qui-murmure.
« Notre demeure, annonça Gwen comme la lueur s’amplifiait. La cité de Larteyn. Lar est l’ancien mot kavalar pour ciel. C’est la cité bâtie par Haut Kavalaan. D’aucuns l’appellent le Fort de Feu. »
Un seul regard suffit à lui faire comprendre pourquoi. Construite dans les contreforts de la montagne, appuyée contre le roc, la cité kavalar était une forteresse massive, aux murs épais, avec d’étroites fenêtres en forme de meurtrières. Même les tours qui s’élevaient derrière ses remparts avaient quelque chose de profondément imposant. Bientôt, la montagne les surplomba, sa pierre sombre ensanglantée par la réfraction de la lumière. Ce n’étaient cependant pas les lumières de la ville elle-même qui s’y reflétaient, mais celles des murs et des rues de Larteyn, qui se consumaient d’un terne feu intérieur.
« De la pierrelueur, expliqua Gwen. Elle absorbe la lumière pendant la journée et la restitue une fois la nuit tombée. On l’utilise surtout en joaillerie, sur Haut Kavalaan, mais c’est par tonnes que les Kavalars l’ont transportée jusqu’ici à l’occasion du Festival.
— Baroque grandiose, fit Ruark. Du kavalar grandiose. » Dirk se contenta de hocher la tête.
« Il aurait fallu que tu la voies à l’époque, dit Gwen. Larteyn absorbait la lueur des sept soleils ; toute la chaîne de montagnes en était illuminée durant la nuit. On aurait dit une dague de feu. Les pierres s’assombrissent, à présent. La Roue s’éloigne d’heure en heure. Dans dix ans, cette cité sera aussi sombre que du charbon.
— Elle me semble bien modeste, fit remarquer Dirk.