— Un million d’habitants vivait ici, autrefois. Tu ne vois là que le sommet de l’iceberg. La cité proprement dite est creusée à l’intérieur des montagnes.
— Très kavalar, ajouta Ruark. Un étau profond, un fortin de pierre. Presque désert, à présent. Vingt personnes, au dernier recensement – nous inclus. »
L’appareil survola le mur d’enceinte, se rua vers l’arête d’une grande corniche, pour piquer au-delà du roc et de la pierrelueur. Dirk voyait sous leurs pieds de larges chaussées et des rangées d’oriflammes qui s’agitaient doucement dans le vent, ainsi que d’énormes gargouilles sculptées aux yeux de pierrelueur luisants. Les immeubles étaient de pierre blanche et de bois d’ébène, les roches ardentes se reflétaient sur leurs murs en de longues bandes rouges, pareilles à des blessures béantes dans les flancs d’une énorme bête noire. Ils survolèrent des tours, des dômes et des rues, des allées sinueuses et de larges boulevards, des cours ouvertes, ainsi qu’un immense théâtre de plein air aux innombrables gradins.
Tout était désert, totalement désert. Il n’y avait pas une seule silhouette dans les artères baignées de rouge de Larteyn.
Gwen descendit en spirale jusqu’au toit d’une tour carrée couleur d’ébène. Alors qu’elle faisait du surplace tout en baissant graduellement la puissance des grilles gravitationnelles pour faire descendre l’appareil, Dirk remarqua deux autres véhicules sur les aires de stationnement. Une larme jaune fuselée, ainsi qu’un vieil appareil militaire qui ressemblait fort à un surplus de guerre du siècle précédent. Il était vert olive, cubique et blindé, avec des canons laser sur le capot avant et des tubes à impulsion à l’arrière.
Les passagers de la raie métallique sautèrent sur le toit une fois celle-ci posée entre les deux autres appareils. Alors qu’ils atteignaient les cages d’ascenseurs, Gwen se tourna face à t’Larien. La sinistre lueur qui les baignait donnait à son visage un air des plus étranges. « Il est tard, dit-elle. Nous ferions mieux d’aller nous reposer. »
Dirk se garda bien de l’interroger sur la raison de ce brutal congé. « Et Jaan ? se contenta-t-il de lui demander.
— Tu le rencontreras demain. Il faut d’abord que je lui parle.
— Pourquoi ? »
Mais Gwen se dirigeait déjà vers l’escalier. La cabine arriva ; Ruark posa une main sur l’épaule de t’Larien et le poussa à l’intérieur.
Ils descendirent, à la rencontre du sommeil et des rêves.
2
Il ne se reposa guère, cette nuit-là. Chaque fois que le sommeil le gagnait, des rêves venaient l’en extraire : des visions fugitives, empoisonnées, à demi oubliées dès qu’il ouvrait les yeux. Renonçant finalement à dormir, il alla chercher dans ses bagages l’enveloppe d’argent et de velours, puis s’assit dans l’obscurité pour boire les froides promesses du joyau-qui-murmure.
Les heures s’écoulèrent, lentement. Enfin, Dirk s’habilla, glissa la gemme dans sa poche et sortit pour assister au lever de la Roue. Ruark dormait profondément, mais il avait programmé la porte de l’appartement de manière à ce que t’Larien puisse entrer ou sortir à sa guise. L’ascenseur le conduisit jusqu’au toit, où il attendit que s’écoulent les derniers instants de la nuit, assis sur l’aile glaciale de l’aéronef.
C’était une aube étrange, obscure et menaçante, qui donna naissance à une journée ténébreuse. Tout d’abord, un rougeoiement brumeux, indistinct, colora l’horizon : une tache rouge sombre, qui n’était qu’un pâle reflet des pierrelueurs de la cité. Puis le premier soleil s’éleva. Une petite boule jaune, que Dirk observa à l’œil nu. Quelques minutes plus tard, un second soleil apparaissait à l’horizon, un peu plus gros, plus vif. Mais les deux astres, bien que nettement plus lumineux que de simples étoiles, baignaient Worlorn d’une clarté plus faible que celle produite par la grosse lune de Braque.
Peu après, le Moyeu commença à s’élever au-dessus des Terres communes. D’abord une ligne rouge sombre, perdue dans la lueur de l’aube, qui gagna progressivement en luminosité, jusqu’à ce que Dirk finisse par comprendre qu’il ne s’agissait pas d’un simple halo dû à la réverbération, mais de la couronne d’un immense soleil rouge. Tout le paysage virait au pourpre à mesure qu’il s’élevait.
Dirk baissa les yeux en direction des rues. Les pierres de Larteyn avaient perdu de leur éclat, leur luminescence rouge ne restait observable que dans quelques recoins plongés dans l’ombre. Et encore, leur lueur était très faible. Le jour s’était installé sur la cité comme un linceul grisâtre, légèrement teinté de rouge délavé – une faible clarté qui avait emporté les feux nocturnes. Les rues silencieuses renvoyaient des échos de mort et de désolation.
Le jour s’était levé sur Worlorn. Et il se résumait à un crépuscule.
« La lumière était bien plus vive il y a seulement un an, dit alors quelqu’un dans le dos de t’Larien. Chaque journée est à présent plus sombre, plus froide que la précédente. Des six étoiles qui composent la Couronne d’Enfer, deux sont cachées par Grand Satan et ne nous éclairent plus. Quant aux autres, elles ne cessent de s’éloigner. Et la clarté de Grand Satan s’affaiblit constamment, quand bien même il continue à nous surplomber. Worlorn vit sous un lent coucher de sept soleils. Qui ne seront plus que sept étoiles dans quelques années, et la glace envahira alors à nouveau cette planète. »
Le nouvel arrivant se tenait aussi immobile qu’une statue, ses bottes légèrement écartées, les mains reposant sur ses hanches, il était grand, élancé et musclé, torse nu malgré le froid matinal ; l’éclat de Grand Satan rendait sa peau cuivrée plus rouge encore. Il avait de hautes pommettes anguleuses, une mâchoire puissante et carrée ; ses cheveux, aussi noirs que ceux de Gwen, lui tombaient jusqu’aux épaules. Ses avant-bras très bronzés, assortis à ses fins cheveux noirs, arboraient deux bracelets massifs. De jade et d’argent au bras gauche, de fer noir et de pierrelueur rouge au droit.
Comme Dirk ne semblait pas vouloir quitter l’aile de la raie d’acier, l’homme se résolut finalement à se tourner vers lui. « Vous vous nommez Dirk t’Larien, et vous avez été l’amant de Gwen.
— Et vous, vous êtes Jaan.
— Jaantony Vikary, du Rassemblement de Jadefer. » Le nouveau venu s’avança, mains levées, paumes en avant, pour bien montrer qu’elles étaient vides.
Dirk connaissait la signification de ce geste ; il alla donc presser les siennes contre celles de Jaan Vikary. Tout en accomplissant ce rituel, il nota que Jaan portait un ceinturon de métal noir graissé, avec un étui dans lequel était glissé un pistolet laser.
Vikary ne manqua pas de remarquer son coup d’œil.
« Tous les Kavalars sont armés, lui dit-il en souriant. C’est une coutume, un usage que j’apprécie à sa juste valeur. Vous n’allez pas vous montrer aussi partial que l’ami kimdissi de Gwen, j’espère – vous seriez dans ce cas le seul à blâmer. Larteyn appartient à Haut Kavalaan, ce n’est donc pas à notre culture de s’adapter à la vôtre. »
Dirk se rassit. « Non. J’aurais peut-être dû m’y attendre, après ce qu’on m’a dit hier soir. Mais ça ne m’empêche pas de trouver ça étrange. Votre peuple est-il en guerre, quelque part ? »
Vikary le gratifia d’un rictus. « Une guerre a toujours lieu quelque part, t’Larien. La vie est un perpétuel combat. » Il marqua une pause. « Votre nom, t’Larien, est bien peu commun. Je n’ai jamais rien entendu de semblable, pas plus que mon teyn, Garse. De quelle planète êtes-vous originaire ?
— Baldur. Très loin d’ici, de l’autre côté de Vieille Terre. Mais je m’en souviens à peine. Je savais à peine marcher quand mes parents se sont installés sur Avalon.