« Arkin et moi menons une étude sur l’origine et le développement de ces phénomènes. Ça fait deux ans qu’on y travaille, et on aurait de quoi s’occuper pendant encore une bonne décennie. Nos résultats devraient surtout intéresser les fermiers des mondes extérieurs. Ça leur indiquera quelle faune et quelle flore des Marches ils peuvent introduire sans danger sur leurs propres planètes, et dans quelles conditions ; et ce qui mettrait à mal l’écologie de leurs propres mondes.
— Les animaux de Kimdiss se révèlent particulièrement dévastateurs, grommela Janacek. Autant que les manipulateurs eux-mêmes. »
Gwen lui sourit. « Garse est irrité parce que tout porte à croire que la race des banshees noirs va s’éteindre, expliqua-t-elle à Dirk. C’est vraiment dommage. On les a tellement chassés sur Haut Kavalaan que l’espèce y est en voie d’extinction. On espérait que les bêtes lâchées sur ce monde s’y établiraient et se multiplieraient, afin de pouvoir en capturer un certain nombre pour les rapatrier avant l’arrivée des grands froids. Mais les choses ne se sont pas passées ainsi. Le banshee est un prédateur redoutable, mais il ne peut rivaliser avec l’homme sur son monde d’origine, et ici ses nids ont été envahis par les spectres arboricoles de Kimdiss.
— La majorité des Kavalars ne voient dans le banshee qu’une vermine dangereuse, expliqua Jaan Vikary. Il ne crache pas sur les êtres humains dans son habitat naturel, et les chasseurs de Braith, d’Acierrouge et de l’Union Shanagate ne l’estiment que parce qu’il s’agit du plus beau des gibiers. Il existe une exception, néanmoins : le Rassemblement de Jadefer, qui l’a toujours considéré différemment. Une très vieille légende parle du temps où Kay Ferronnier et son teyn Loup-Jade combattaient seuls une armée de démons, dans les collines de Lameraan. Kay était tombé, et Roland Loup-Jade voyait ses forces s’amenuiser lorsque les banshees arrivèrent, volant en un groupe si serré qu’ils masquaient le soleil. Fondant, affamés, sur l’armée de démons, ils les dévorèrent les uns après les autres en laissant la vie sauve à Kay et à Roland. Plus tard, quand les deux teyn eurent trouvé des femmes et fondèrent le premier étau de Jadefer, ils prirent le banshee comme sceau et totem. Aucun membre de notre étau n’a jamais tué un seul banshee ; la légende veut d’ailleurs que, chaque fois qu’un homme lié au jade et au fer se retrouve en danger, un banshee apparaisse pour le guider et le protéger.
— Une bien belle histoire, reconnut Dirk.
— C’est davantage qu’une simple histoire, t’Larien, objecta Janacek. Il existe un lien véritable entre les banshees et Jadefer. D’ordre psionique, peut-être, pour peu que créatures soient un tant soit peu intelligentes ; à moins qu’il ne s’agisse simplement d’une question d’instinct. Je ne prétends pas le savoir. Il n’en demeure pas moins que ce lien existe.
— Pure superstition, rétorqua Gwen. Mais il ne faut pas trop en vouloir à Garse. S’il n’a aucune éducation, ce n’est pas lui qu’il faut blâmer. »
Dirk étala une noisette de pâte jaunâtre sur un biscuit, puis fixa Garse Janacek droit dans les yeux. « Jaan est donc historien, et je connais les activités de Gwen. Mais vous ? Que faites-vous ? »
Les yeux bleus le fixèrent avec froideur. Janacek n’ouvrit même pas la bouche.
« J’ai comme l’impression que vous n’êtes pas écologiste », ajouta Dirk.
Gwen se mit à rire.
« Quelle perspicacité, t’Larien, répondit le Kavalar.
— Alors, que faites-vous sur Worlorn ? Et d’ailleurs… » Dirk se tourna vers Jaan Vikary. « Pourquoi un historien viendrait-il sur une planète pareille ? »
Vikary saisit sa chope entre ses deux larges mains et but pensivement. « C’est assez simple. Je suis un noble kavalar du Rassemblement de Jadefer, lié à Gwen Delvano par l’argent et le jade. Ma betheyn a été envoyée sur Worlorn après un vote du conseil des nobles, il est donc tout naturel que je l’aie accompagnée, de même que mon teyn. Vous comprenez ?
— Je crois, oui. Vous lui tenez compagnie, donc ? » L’hostilité de Janacek se fit plus vive. « Nous la protégeons, lança-t-il d’une voix glaciale. Contre ses propres folies, la plupart du temps. Elle ne devrait pas se trouver ici, mais dès lors qu’elle a accepté de venir sur Worlorn, il était de notre devoir de l’y accompagner. Et pour en revenir à votre première question, t’Larien, j’appartiens au Rassemblement de Jadefer et je suis le teyn de Jaantony, noble de Jadefer. Je puis accomplir tout ce que mon étau me demandera de faire : chasser ou cultiver la terre ; me battre en duel ; guerroyer contre nos ennemis ; faire des enfants dans le ventre de nos eyn-kethi. Voilà quelle est ma tâche. Ce que je suis, vous le savez déjà. Je vous ai donné mon nom. »
Vikary lui intima de se taire d’un petit geste brusque de la main droite. « Considérez-nous comme des touristes qui se seraient attardés ici après le Festival, dit-il à l’intention de Dirk. On observe le paysage, on se promène, on erre dans les forêts et les villes mortes – nous nous… distrayons, en quelque sorte. Nous aurions bien capturé quelques banshees, afin de les réexpédier sur Haut Kavalaan, mais nous n’avons pas réussi à en débusquer un seul. » Il se leva, termina sa bière. « Le temps passe et nous restons assis à discuter, fit-il après avoir reposé sa chope. Si vous voulez vraiment vous rendre dans la jungle, vous feriez bien de vous hâter. Franchir les montagnes prend un certain temps, même par la voie des airs, et il n’est guère prudent de rester à l’extérieur après la tombée de la nuit.
— Ah bon ? » Une fois sa bière terminée, Dirk s’essuya les lèvres du dos de la main. Les Kavalars ne semblaient pas connaître les serviettes de table.
« Les banshees ne sont pas les uniques prédateurs de Worlorn, précisa Vikary. On y trouve des tueurs et des chasseurs originaires de quatorze mondes, en liberté dans ses forêts – et ce sont les moins redoutables comparés aux humains. Worlorn est une planète à l’abandon, ses ombres et ses déserts regorgent de créatures étranges.
— Vous feriez mieux de vous armer, lui conseilla Janacek. Et le mieux serait encore que nous vous accompagnions pour assurer votre sécurité. »
Vikary secoua la tête. « Non, Garse. Ils doivent rester seuls, pouvoir parler librement. C’est préférable, tu comprends ? C’est ce que je souhaite, en tout cas. » Il ramassa les plats, puis prit la direction de la cuisine. Pour s’immobiliser à la porte et faire volte-face. Ses yeux rencontrèrent un court instant ceux de Dirk.
Et ce dernier se souvint des paroles que le Kavalar avait prononcées sur le toit de la tour, lorsque l’aube s’était levée. « J’existe, lui avait-il dit. Souvenez-vous-en. »
« Ça fait combien de temps que tu n’es pas monté sur un glisseur ? » lui demanda Gwen quand ils se retrouvèrent sur la terrasse. Elle était allée passer une combinaison en étoffe caméléon : un vêtement rougeâtre qui la couvrait des pieds à la tête, avec un bandeau frontal en tissu similaire pour retenir ses cheveux noirs.
« Pas depuis Avalon, répondit-il. Mais j’ai hâte de réessayer. Je me débrouillais plutôt pas mal. » Il portait des habits assortis à ceux de Gwen. Elle les lui avait donnés afin qu’ils puissent se fondre dans la forêt.
« On va voir ça, fit-elle. On ne va pas pouvoir aller très loin, ni voler très vite, mais ça n’a guère d’importance. » La jeune femme alla ouvrir le coffre de l’engin en forme de raie, dont elle sortit deux petits ballots argentés ainsi que deux paires de bottines.