Le feu projetait des reflets glacés dans les yeux de la jeune femme. « Je comprends », fit-elle d’une voix mal assurée, pour ensuite se tourner vers Vikary. « Oh, Jaan… » Elle lui ouvrit ses bras.
Le Kavalar s’avança vers elle, posa sa tête sur son épaule, la serra de toutes ses forces. Puis il se mit à pleurer.
Décidant de les laisser seuls, Dirk descendit vers la larme jaune.
Arkin Ruark, vêtu d’une lourde combinaison de travail, le menton affaissé sur sa poitrine, avait été étroitement ligoté sur son siège. Il eut toutes les peines à lever les yeux sur t’Larien. Le côté droit de son visage était enflé, rendu méconnaissable par une ecchymose rougeâtre. « Dirk », murmura-t-il non sans mal.
Après avoir posé son sac à dos sur le plancher de la cabine, t’Larien alla s’appuyer contre le panneau des instruments de bord. « Arkin, fit-il d’une voix égale.
— Aidez-moi.
— Janacek est mort. Jaan a abattu son glisseur et il est tombé dans un nid de spectres arboricoles.
— Garsey », articula Ruark avec difficulté. Ses lèvres étaient enflées, sanglantes. Sa voix tremblait. « Il vous aurait tous tués. C’est la vérité, la stricte vérité. J’ai averti Jaan. Oui, je l’ai mis en garde. Croyez-moi, Dirk.
— Oh ! je vous crois.
— J’ai fait tout mon possible pour vous aider, oui. Mais Gwen est devenue folle. J’étais présent quand les Braiths ont retrouvé Jaan. J’étais parti le rejoindre, mais les Kavalars l’ont trouvé en premier. J’avais peur pour elle, oui. C’est pour l’aider que je me suis rendu à Kryne Lamiya, mais je n’y ai gagné qu’une chose, me faire frapper. Elle m’a traité de menteur, puis elle m’a ligoté et m’a conduit ici. Elle est folle, Dirk, mon ami. Aussi folle qu’un Kavalar. Presque autant que Garsey. Elle n’a plus rien de la douce Gwen que nous avons connue. Je crois qu’elle veut me tuer. Vous aussi, peut-être, je ne sais pas. J’ai appris qu’elle comptait retourner auprès de Jaan. Aidez-moi, Dirk, vous devez m’aider. Il faut l’empêcher de faire pareille folie.
— Rassurez-vous, Gwen ne tuera personne. Nous sommes là, Jaan et moi. Ne vous inquiétez pas, Arkin, vous êtes en sécurité. Nous réglerons tout ça plus tard. Nous vous devons beaucoup, n’est-ce pas ? Surtout Jaan. Sans votre avertissement, nul ne sait ce qui aurait pu se produire.
— Oui, répondit un Ruark dans un sourire. Oui, c’est la stricte vérité. »
Gwen apparut brusquement dans l’encadrement de la porte. « Dirk », fit-elle sans prêter la moindre attention au Kimdissi.
Il se tourna vers elle. « Oui ?
— J’ai forcé Jaan à aller se reposer un peu. Il est très fatigué, tu sais. Viens dehors, je dois te parler.
— Attendez ! cria le Kimdissi. Commencez déjà par me libérer ! Libérez-moi ! Mes bras, Dirk, mes bras… »
Mais t’Larien s’en fut sans se retourner. Jaan était allongé non loin, la tête appuyée contre un arbre, occupé à fixer sans le voir l’incendie dans le lointain. Dirk et Gwen s’éloignèrent de lui pour s’enfoncer dans la noirceur des étouffeurs. La jeune femme fit alors halte et se tourna vers son ex-amant. « Jaan ne doit jamais apprendre la vérité. » De sa main droite, elle repoussa une mèche de cheveux qui tombait sur son front.
« Ton bras… »
Gwen, qui portait toujours le bracelet de fer, noir et dénudé à présent, s’immobilisa aussitôt. « Oui. Les pierrelueurs viendront ensuite.
— Je vois. Teyn et betheyn à la fois. »
La jeune femme fit un signe de tête affirmatif, puis prit les mains de son ancien amant dans les siennes. Sa peau était froide, sèche. « Réjouis-toi pour moi, Dirk, dit-elle d’une petite voix triste. Je t’en prie. »
T’Larien voulait se montrer rassurant. « Bien sûr », lui répondit-il, sans grande conviction. Il y eut ensuite un long silence, empli d’amertume.
La jeune femme s’efforçait de sourire. « Tu fais vraiment peur à voir. Toutes ces égratignures. La façon dont tu tiens ton bras. Celle dont tu parles. Tu tiens le coup ? »
Il haussa les épaules. « Les Braiths ne font pas des compagnons de jeux très agréables. Mais je survivrai. » Il lâcha les mains de la jeune femme pour chercher quelque chose dans sa poche. « Gwen… j’ai quelque chose à te donner. »
Il y avait deux gemmes au creux de sa paume. La pierrelueur ronde aux facettes grossières, qui luisait faiblement, et le joyau-qui-murmure, plus petit, plus sombre – lugubrement froid.
Gwen les prit sans mot dire, les fit rouler un instant dans sa main. Puis elle fit glisser la pierrelueur dans sa poche et rendit le joyau-qui-murmure à Dirk.
Qui l’accepta. « La dernière chose qui me reste de ma Jenny », dit-il. Sa main se referma sur la goutte glacée, qu’il fit de nouveau disparaître dans ses vêtements.
« Je sais, répondit-elle. Merci de me l’avoir offerte, mais elle ne me parle plus à présent. J’ai trop changé, je suppose. Ça fait bien longtemps que je n’ai pas entendu le moindre murmure.
— Ouais. Je m’en doutais un peu. Mais il fallait quand même que je te l’offre… elle et sa promesse. Qui tient toujours, Gwen, si un jour tu as besoin de moi. Appelle ça mon fer et mon feu. Tu n’aimerais pas que je devienne un simulacre, pas vrai ?
— Non. Mais la pierrelueur…
— Garse l’a cachée quand il a été contraint de se débarrasser des autres. Je me suis dit que tu voudrais peut-être la faire ressertir avec les nouvelles. Jaan n’y verra que… du feu. »
Gwen poussa un soupir. « D’accord… À ma grande surprise, je découvre que la mort de Garse m’emplit de chagrin – malgré tout. N’est-ce pas étrange ? Durant toutes ces années que nous avons vécues ensemble, pas un seul jour ne s’est écoulé sans que nous nous sautions à la gorge – prenant ainsi ce pauvre Jaan entre deux feux, lui qui nous aimait tous les deux. J’ai même parfois pensé que la seule chose qui me séparait du bonheur, c’était Garse Jadefer Janacek. Mais maintenant qu’il n’est plus… Je m’attends toujours à ce qu’il revienne sourire aux lèvres à bord de son véhicule, armé jusqu’aux dents, prêt à me mordre et à me remettre à ma place. Je m’attends même à le pleurer, quand j’aurai enfin pris conscience qu’il a bel et bien disparu à jamais. Curieux, non ?
— Non, absolument pas.
— Pour un peu, ajouta-t-elle, le sort d’Arkin me ferait aussi pleurer. Tu sais ce qu’il m’a dit ? Après que je l’ai traité de menteur, après que je l’ai frappé et assommé… Tu sais ce qu’il m’a dit ? »
Comment Dick l’aurait-il pu ? Il secoua la tête.
« Qu’il m’aimait. Oui, il m’a dit qu’il m’aimait depuis le jour où nous nous sommes rencontrés, sur Avalon. Comment savoir si c’est la vérité ? Garse ne cessait de me mettre en garde contre l’habileté des manipulateurs kimdissi, et Arkin n’a pas besoin d’être un génie pour comprendre à quel point une révélation pareille peut me troubler. J’ai d’ailleurs bien failli le libérer – il avait l’air si petit, si pitoyable. Il pleurnichait. Mais au lieu de trancher ses liens, j’ai… Tu as vu son visage ? » Elle hésita.
« Oui, répondit-il. Ce n’est pas beau à voir.
— Au lieu de ça, je l’ai frappé. Mais je le crois, à présent. À sa façon triste et résignée, il m’aimait bel et bien. Il a vu le mal que je me faisais, et il savait que livrée à moi-même je ne quitterais jamais Jaan. Il a donc décidé de se servir de toi, d’utiliser les choses que je lui avais apprises, que je lui avais confiées, pour me pousser à quitter Jaantony. Il devait s’imaginer que toi et moi finirions par nous séparer à nouveau, comme sur Avalon, puis que je me tournerais vers lui. Je ne sais pas. Il prétend n’avoir pensé qu’à moi, qu’à mon bonheur. Qu’il ne pouvait supporter de me voir porter le jade et l’argent. Qu’il a agi ainsi par amitié. » Elle soupira de désespoir. « Par amitié…