— Ne sois pas triste pour lui, Gwen. Il m’aurait envoyé à la mort sans la moindre hésitation. Garse Janacek est mort, ainsi que plusieurs Braiths et les Émereli innocents de Défi… Et ton “ami” Arkin en est le seul responsable, ne l’oublie pas.
— C’est toi qui parles comme Garse, maintenant. Qu’est-ce que tu m’as dit, déjà ? Que j’avais des yeux de jade ? Tu n’imagines pas les tiens ! Mais tu dois avoir raison, je suppose.
— Qu’allons-nous faire de lui ?
— Le libérer. Pour l’instant du moins. Jamais Jaan ne devra se douter de ce qu’il a fait. Ça le détruirait, Dirk. Il faut absolument qu’Arkin Ruark redevienne notre ami. Tu comprends ?
— Oui. » Le rugissement des flammes s’était réduit à un léger crépitement. Tout était redevenu silencieux. T’Larien se tourna en direction du véhicule ; l’incendie infernal était en train de s’éteindre. Seuls quelques rares foyers disséminés ici et là continuaient à projeter leurs lueurs mouvantes sur les ruines fumantes de la cité. La plupart des tours élancées s’étaient écroulées, celles qui restaient encore debout n’émettaient plus le moindre bruit. Le vent n’était plus que du vent.
« L’aube va bientôt se lever, dit Gwen. Nous devrions partir.
— Partir ?
— Retourner à Larteyn, à condition que Bretan Braith n’ait pas également détruit cette cité.
— Il a une manière plutôt violente de porter le deuil de son teyn, reconnut Dirk. Mais tu crois vraiment que nous serons en sécurité, dans la cité kavalar ?
— Le temps de la fuite est révolu, répondit Gwen. Je ne suis plus une betheyn sans défense qui aurait besoin qu’on la protège. » Elle leva son bras droit ; les ultimes flammes lointaines vinrent illuminer le fer nu. « Je suis la teyn de Jaan Vikary. J’ai pris goût au sang, et je possède une arme. Et toi… toi aussi tu as changé, Dirk. Tu n’es plus le korariel de personne, tu sais. Tu es un keth.
« Nous sommes ensemble, pour l’instant. Nous savons qui sont nos ennemis, et comment les retrouver. Aucun de nous ne redeviendra un Jadefer. Je suis une femme, Jaan un proscrit – et toi, tu n’es qu’un simulacre. Garse était le dernier des Jadefer, sa mort signifie la fin de cette lignée. Les mérites et les défauts de Haut Kavalaan comme ceux du Rassemblement de Jadefer ont disparu avec lui. Sur ce monde, en tout cas. Il n’existe aucun code sur Worlorn, t’en souviens-tu ? Il n’y a plus ni Braiths ni Jadefer, juste des créatures qui cherchent à s’entretuer.
— Que veux-tu dire ? lui demanda Dirk, qui pensait néanmoins le savoir.
— Que j’en ai assez d’être pourchassée, traquée et menacée. » Son visage, plongé dans l’ombre, ressemblait à un masque de fer. Ses yeux brillants rappelaient ceux d’un fauve. « Que désormais, c’est à notre tour de devenir les chasseurs ! »
Dirk la regarda sans rien dire pendant ce qui lui parut être une éternité. Il la trouvait très belle, de cette étrange beauté qui avait également caractérisé Garse Janacek. Et qui rappelait aussi un peu celle d’un banshee, d’une certaine manière. Il se prit à regretter sa Jenny, sa Guenièvre qui n’avait jamais existé. « Tu as raison », fit-il d’une voix rauque.
La jeune femme s’approcha de lui et le prit dans ses bras sans lui laisser le temps de réagir, l’étreignant de toutes ses forces. D’un geste empreint de lenteur, Dirk se résolut à en faire de même. Tous deux restèrent ainsi durant de longues minutes, écrasés l’un contre l’autre, la joue froide et lisse de Gwen collée contre la barbe naissante de son ex-amant. Elle releva les yeux après s’être écartée de lui, s’attendant manifestement à ce qu’il l’embrasse – ce qu’il fit, ses propres yeux clos. Les lèvres de celle qui fut jadis sa Jenny étaient sèches, dures.
Le Fort de Feu était plongé dans la froideur d’une aube grise, nuageuse. Le vent tournoyait autour de lui en rafales violentes.
Sur le toit de leur immeuble, ils découvrirent un cadavre.
Jaan Vikary sortit prudemment du véhicule, le fusil laser à la main, tandis que Gwen et Dirk le couvraient depuis la cabine, qui leur offrait une sécurité relative. Ruark resta quant à lui assis sur le siège arrière, silencieux, effrayé. Ils l’avaient libéré avant de quitter Kryne Lamiya, et le Kimdissi s’était montré tour à tour effondré et presque hystérique sur le chemin du retour, ne sachant trop à quoi s’en tenir.
Vikary examina le corps qui gisait devant les cages d’ascenseurs, puis revint vers ses compagnons. « Roseph noble de Braith Kelcek, annonça-t-il.
— Noble de Larteyn, corrigea Dirk.
— Exact, reconnut Jaan, noble de Larteyn. » Il se renfrogna. « Il est mort depuis plusieurs heures, à mon avis. La moitié de sa poitrine a été arrachée par une arme à feu. Son propre pistolet se trouve toujours à l’intérieur de son étui.
— Une arme à feu ? » répéta Dirk.
Vikary hocha la tête. « Bretan Braith Lantry est célèbre pour en avoir utilisé lors de certains de ses duels. C’est un duelliste habile, mais je crois qu’il n’a choisi une telle arme qu’à deux occasions, quand il ne voulait pas se contenter de blesser son adversaire. Un laser de duel est une arme propre et précise, contrairement au pistolet de Bretan Braith. Pareil engin est conçu pour tuer, malgré son manque de précision. C’est un instrument cruel, qu’on utilise uniquement pour des duels à mort. »
Gwen regardait l’endroit où Roseph gisait, comme un ballot de chiffons. Ses vêtements, qui avaient pris la couleur poussiéreuse du toit, flottaient par intermittence dans le vent. « Ce n’était pas un duel, dit-elle.
— Non, reconnut Vikary.
— Mais pourquoi ? lança Dirk. Roseph ne représentait pas une menace pour Bretan Braith. Et n’oubliez pas le code de duel… Bretan est toujours un Braith, n’est-ce pas ? Ne reste-t-il pas lié par vos us et coutumes ?
— Bretan Braith est toujours membre de son étau, confirma Vikary, et cela explique justement bien des choses. L’époque des duels est à présent révolue. C’est la guerre, Dirk. Braith contre Larteyn – et il existe fort peu de conventions à respecter au cours d’une guerre. N’importe quel mâle adulte de l’étau ennemi devient alors une simple proie, qu’on peut abattre sans davantage de procès, jusqu’au retour de la paix.
— Une croisade, gloussa Gwen. Ça ne ressemble guère à Bretan.
— Mais énormément au vieux Chell, répliqua Vikary. Alors qu’il agonisait, son teyn a dû lui jurer d’entreprendre une guerre sainte. Auquel cas Bretan ne tue pas simplement pour le venger, mais pour honorer le serment qu’il lui a fait. Il se montrera sans merci. »
Arkin Ruark, toujours assis sur le siège arrière, se pencha vers eux avec impatience. « Mais tout va pour le mieux, dans ce cas ! s’exclama-t-il. Oui, écoutez-moi, c’est magnifique ! Gwen, Dirk, Jaan, mes amis, écoutez-moi ! Bretan va les tuer à notre place, non ? Il va les abattre les uns après les autres. C’est l’ennemi de nos ennemis, notre meilleur espoir. Croyez-moi, c’est la stricte vérité !
— En l’occurrence, répliqua Jaan Vikary, votre proverbe kimdissi ne peut s’appliquer à nous. Le différend qui oppose Bretan Braith aux Larteyn n’en fait pas pour autant notre allié, si ce n’est incidemment. Les dettes de sang ne s’oublient pas si facilement, Arkin.