Une fois en sécurité, ils s’organisèrent pour l’attente.
Dirk devait estimer par la suite qu’ils avaient ce faisant commis la pire des erreurs. Le poids de l’inaction allait mettre au jour toutes les failles qui ne demandaient qu’à apparaître.
Ils établirent un emploi du temps, de sorte que deux personnes montent en permanence la garde avec des lasers et les jumelles de Gwen. Larteyn était une cité grise, déserte et désolée. Les veilleurs n’avaient absolument rien à faire, hormis étudier le lent déclin de Worlorn et les flots de lumière qui s’élevaient des rues de pierrelueur une fois la nuit tombée. La plupart du temps, ils discutaient entre eux.
Arkin Ruark effectuait lui aussi des tours de garde. Il accepta à contrecœur le fusil que Vikary l’obligea à prendre. Il ne cessait de répéter que jamais il ne parviendrait à s’habituer à toute cette violence, qu’utiliser un laser était au-dessus de ses forces, quelles qu’en soient les conséquences. Mais parce que c’était Vikary qui le lui avait demandé, il consentit néanmoins à garder l’arme. Ses relations avec le reste du groupe avaient radicalement changé. Il venait se placer à proximité du Kavalar aussi souvent qu’il le pouvait, ayant reconnu en lui son véritable et unique protecteur. Avec Gwen, il se montrait encore cordial. Cette dernière lui avait demandé de bien vouloir lui pardonner ce qui s’était passé à Kryne Lamiya, prétextant une réaction paranoïaque engendrée par la peur et la douleur. Mais elle avait manifestement cessé d’être à ses yeux la douce jeune femme qu’il avait connue. La rancune qui les séparait remontait chaque jour un peu plus à la surface. Envers Dirk, le Kimdissi se comportait à présent avec une espèce de gêne suspicieuse. Il l’avait étouffé sous des manifestations exubérantes d’amitié, pour ensuite adopter une réserve exagérée dès qu’il était devenu évident que Dirk n’éprouvait plus la moindre sympathie pour lui. Des commentaires que lui fit Ruark dès le premier tour de garde qu’ils effectuèrent ensemble, Dirk conclut que le petit écologiste kimdissi attendait désespérément l’arrivée de la navette des Marches : le Teric neDahlir, qui devait normalement se poser sur Worlorn la semaine suivante. Il semblait ne désirer qu’une chose : pouvoir rester caché jusqu’au moment où il pourrait quitter cette satanée planète, pour ne plus jamais y revenir.
Gwen Delvano, quant à elle, semblait attendre tout autre chose. Alors que Ruark scrutait l’horizon avec une appréhension grandissante, la jeune femme brûlait visiblement d’impatience. Dirk se rappelait les paroles qu’elle avait prononcées dans les ombres mouvantes de Kryne Lamiya dévorée par le feu. « Désormais, avait-elle dit, c’est nous qui serons les chasseurs. » À l’évidence, son état d’esprit n’avait nullement changé. Lorsqu’elle et Dirk partageaient un tour de garde, Gwen restait obstinément assise devant l’étroite fenêtre, faisant preuve d’une patience presque infinie. Les jumelles pendaient entre ses seins, ses bras reposaient sur l’appui de la fenêtre. La jeune femme s’adressait à Dirk sans même le regarder ; toute son attention restait focalisée sur l’extérieur, elle refusait de quitter la meurtrière à part pour se rendre à la salle de bains. À intervalles réguliers, elle prenait les jumelles pour scruter quelque immeuble lointain, où il lui avait semblé avoir décelé un mouvement. Parfois elle demandait à Dirk de lui apporter une brosse afin de peigner ses longs cheveux noirs, que le vent venait constamment ébouriffer.
« J’espère que Jaan se trompe, dit-elle un soir alors qu’elle se peignait les cheveux. Je préférerais voir revenir Lorimaar et son teyn plutôt que Bretan. » Dirk ne put qu’approuver ; Lorimaar – plus âgé, et blessé – représenterait un danger bien moindre que le duelliste borgne qui le pourchassait. « Non, lui expliqua-t-elle en posant sa brosse, les yeux perdus dans l’obscurité. Ce n’est pas du tout à cause de ça. »
Quant à Jaantony Riv Loup noble de Jadefer Vikary, il semblait plus que tout autre affecté par l’attente interminable. Tant qu’il avait été contraint à l’action, tant qu’il lui avait fallu se battre, il était resté l’ancien Jaan Vikary : un homme fort et décidé, un chef. Mais l’oisiveté l’avait totalement changé. N’ayant plus aucun rôle à tenir, il passait son temps à ruminer de sombres pensées, ce qui ne lui faisait aucun bien. Garse Janacek n’avait été que rarement mentionné durant ces derniers jours, mais Jaan était clairement obsédé par le spectre de son teyn à la barbe rousse. Il sombrait régulièrement dans des silences lugubres qui duraient parfois des heures.
Dans un premier temps, il avait insisté pour qu’aucun d’eux ne s’éloigne seul de la tour. Or lui-même allait faire de longues marches à l’aube ou au crépuscule quand il n’était pas de garde. Durant ses heures de veille, dans la tour de guet, la plupart de ses conversations se rapportaient à des souvenirs décousus de son enfance dans les étaux du Rassemblement de Jadefer, aux légendes qui tenaient lieu d’histoire à Haut Kavalaan, aux héros martyrs tels que Vikor noble d’Acierrouge ou Aryn noble de Pierrelueur. Il ne parlait jamais de l’avenir, et rarement du présent. Dirk avait presque l’impression de voir les tourments intérieurs de cet homme. En quelques jours, Vikary avait tout perdu : son teyn, son monde et ses semblables. Même le code selon lequel il avait vécu – le fondement même de son existence. Voilà ce qu’il combattait. Il avait déjà reconnu en Gwen son nouveau teyn, il avait accepté son nouveau statut avec un empressement dont il n’avait jamais fait preuve à son égard auparavant. Il semblait pourtant à Dirk que Jaan continuait désespérément à essayer de respecter son code, qu’il se raccrochait aux fragments de l’honneur kavalar qui étaient encore siens. C’était Gwen et non Vikary qui parlait de tuer les chasseurs, qui voyait en Worlorn une planète désormais uniquement peuplée d’animaux prêts à s’entretuer, à présent que plus aucun code n’y était en vigueur. C’était comme si elle parlait à la place de son teyn, autant que pour elle-même. Dirk, cependant, doutait qu’il en fût véritablement ainsi. Quand Vikary abordait ce sujet, il laissait toujours entendre qu’il comptait bien se battre en duel avec Bretan Braith. Au cours de ses longues promenades dans la cité, il ne cessait de s’entraîner au fusil et au pistolet. « S’il me faut affronter Bretan, disait-il, je serai prêt. » Il effectuait ses exercices journaliers tel un automate, habituellement en vue de la tour. Il se préparait pour chaque mode de duel kavalar. Un jour, il arpenta un carré de la mort imaginaire, dix pas au terme desquels il avait abattu tous ses adversaires. Le lendemain, ce fut sur un mode libre qu’il franchit la ligne – pour ne tirer qu’une unique décharge. Le jour suivant, à nouveau le carré de la mort. Ceux qui l’observaient depuis la tour priaient pour qu’aucun ennemi n’aperçoive la lumière des lasers. Même Dirk avait peur. Jaan était leur force, or il se perdait dans des illusions martiales, dans la supposition que Bretan allait revenir et lui accorder une rencontre dans les règles. Pourtant, malgré toutes les prouesses qu’on lui attribuait, malgré son entraînement journalier, il paraissait de plus en plus improbable que le Jadefer parvienne à vaincre Bretan en combat singulier.
Le sommeil de Dirk était hanté par des cauchemars du Braith au demi-visage : Bretan, avec son étrange voix, son œil rougeoyant et son tic grotesque ; un Bretan élancé, à la joue lisse et à l’air innocent. Bretan, le destructeur de villes. Dirk s’éveillait de ces rêves prisonnier de ses draps, en sueur, épuisé. Il se souvenait des cris de Gwen, de ses gémissements aigus semblables à ceux des tours de Kryne Lamiya, de la façon dont Bretan l’avait regardée. Il ne pouvait compter que sur Jaan pour chasser ces visions, or un halo de fatalisme nimbait désormais celui-ci, quand bien même le Kavalar continuait machinalement à effectuer ses tâches.