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« Arkin déteste le vin kavalar, répondit Gwen d’une voix lasse à la suggestion de Jaan.

— Peu importe, répliqua ce dernier. Nous scellons les liens qui unissent des kethi. Ce n’est pas une réception mondaine. Il doit boire avec nous. » Il posa son verre et grimpa avec agilité l’échelle qui conduisait au poste de guet.

À son retour, un instant plus tard, le Kavalar avait perdu tout allant. « Ruark ne viendra pas boire avec nous, déclara-t-il. Il s’est pendu. »

Ce matin-là, à l’aube du huitième jour de leur veille, ce fut Dirk qui sortit.

À la cité proprement dite, il préféra les remparts extérieurs de Larteyn. Les murailles de pierre noire recouverte d’épaisses dalles de pierrelueur faisaient trois mètres de large, aussi ne risquait-il guère de tomber. Il était seul. Après avoir tranché la corde qui retenait le corps de Ruark, Gwen était allée se coucher avec Jaan. Dirk était en train de monter la garde, avec son laser inutile à la main et les jumelles pendues autour du cou, quand le premier soleil jaune s’éleva et que les feux nocturnes commencèrent à s’estomper. Il avait brusquement ressenti le besoin impérieux d’aller prendre l’air. Bretan Braith ne reviendrait pas dans cette cité, il le savait. Leur surveillance se résumait désormais à une formalité inutile. Il avait donc abandonné le fusil contre le mur, près de la fenêtre, puis s’était chaudement vêtu pour sortir.

D’autres tours de guet semblables à la leur se dressaient à intervalles réguliers le long des remparts. Après en avoir dépassé six, il estima la distance qui les séparait à approximativement trois cents mètres. Chacune était surmontée d’une gargouille spécifique. Il les reconnut soudain. Elles n’avaient rien de traditionnel, ce n’étaient pas des copies de leurs ancêtres terrestres. Il s’agissait des démons des mythes kavalars, de versions grotesques et fantastiques des dactyloïdes, des Hruuns et des suceurs d’âmes githyanki. Elles étaient très réalistes, en un sens. Quelque part, dans la galaxie, chacune de ces races perdurait.

La galaxie, les étoiles… Dirk fit halte, puis leva les yeux. L’Œil de Satan avait commencé à poindre au-dessus de l’horizon, la plupart des étoiles avaient disparu. Il n’en vit qu’une, très pâle : un minuscule point rouge encadré de fins nuages gris qui disparut tandis qu’il l’observait. C’était l’étoile de Haut Kavalaan, pensa-t-il. Celle que Garse Janacek lui avait indiquée. Elle l’avait guidé durant toute sa fuite.

Ce ciel, de toute façon, manquait d’étoiles. Cette planète ne pouvait convenir aux hommes, pas plus que les autres mondes extérieurs comme Haut Kavalaan ou Aubenoire. La Grande Mer noire était trop proche, le Voile du Tentateur masquait la majeure partie de la galaxie. Leurs cieux étaient tristes, vides. Il fallait que la nuit soit agrémentée d’étoiles.

Et un homme devait posséder un code. Un ami, un teyn, une cause à défendre… quelque chose au-delà de lui-même.

Dirk s’avança jusqu’à la bordure extérieure des murailles pour contempler l’abîme. C’était profond, très profond. La première fois qu’il avait franchi ces remparts, sur un glisseur, le simple fait de le regarder lui avait fait perdre l’équilibre. Les murs descendaient sur une certaine distance, pour ensuite être remplacés par la falaise qui s’enfonçait jusqu’à la rivière courant au sein de la végétation et des brumes matinales.

T’Larien resta là à regarder le paysage, immobile, les mains dans les poches, dans le vent qui ébouriffait ses cheveux et le faisait frissonner. Puis il prit le joyau-qui-murmure et le frotta entre son pouce et son index, comme s’il s’était agi d’un porte-bonheur. Jenny, pensa-t-il. Où était-elle ? Même le joyau ne pouvait la lui rendre.

Dirk entendit des bruits de pas non loin de lui, puis une voix. « Honneur à votre étau, honneur à votre teyn. »

Il se retourna, le joyau-qui-murmure toujours dans sa main. Un vieil homme se tenait près de lui. Aussi grand que Jaan, aussi vieux que Chell, massif, léonin. Sa tête était couverte de cheveux blancs ébouriffés qui allaient rejoindre une barbe tout aussi broussailleuse pour former une magnifique toison. Son visage, par contre, était las et flétri, comme trop vieux d’un siècle. Seuls ses yeux semblaient vivants – un peu fous, d’un bleu intense, assez semblables à ceux de feu Garse Janacek. Ils brûlaient de fièvre sous ses sourcils broussailleux.

« Je n’ai pas d’étau, répondit Dirk, et je n’ai pas de teyn.

— J’en suis sincèrement désolé. Vous venez d’un autre monde, n’est-ce pas ? »

Dirk fit une révérence.

Le vieil homme gloussa. « En ce cas, vous ne hantez pas la bonne cité, spectre.

— Spectre ?

— Un spectre du Festival. Que pourriez-vous être d’autre ? Nous nous trouvons sur un monde mort, et tous les vivants ont regagné leurs demeures. » L’homme portait une cape de laine noire dotée de grandes poches, sur des vêtements d’un bleu passé. Un lourd disque inoxydable pendait au-dessous de sa barbe, suspendu à une lanière de cuir. Lorsqu’il sortit les mains de ses poches, Dirk put constater qu’il lui manquait un doigt, et qu’il ne portait aucun bracelet.

« Vous n’avez pas de teyn, vous non plus, fit-il remarquer.

— Bien sûr que j’en ai un, grommela le vieil homme. Je suis un poète, spectre, pas un prêtre. Quelle sorte de question est-ce là ? Prenez garde. Je pourrais m’estimer offensé.

— Vous ne portez ni le fer ni le feu.

— C’est vrai, mais à quoi cela rimerait-il ? Les spectres auraient-ils besoin de bijoux ? Mon teyn est mort, voici une trentaine d’années. Il doit hanter quelque étau d’Acierrouge, à présent, me laissant seul ici à hanter Worlorn – Larteyn, du moins, toute une planète serait au-delà de mes forces.

— Oh, ainsi donc vous aussi vous êtes un spectre ? »

Dirk souriait de toutes ses dents.

« Parfaitement. Et si je reste ici, à vous parler, c’est parce que je n’ai aucune chaîne à traîner derrière moi. Qui croyez-vous que je sois ?

— Je pense que vous êtes Kirak Acierrouge Cavis.

— Kirak Acierrouge Cavis, psalmodia le vieil homme d’un ton bourru. Je le connais. C’est le plus spectral de tous les spectres. Son destin est de hanter la poésie kavalar. Il sort la nuit réciter des vers, les lamentations de Jamis-Lion Taal ou certains des meilleurs sonnets d’Erik noble de Jadefer Devlin. Lorsque la lune est pleine, il entonne des chants de guerre braiths, et parfois le vieil hymne cannibale de la Loge de Noir Charbon. Un spectre, en vérité, et le plus pathétique de tous. Lorsqu’il désire vraiment tourmenter une de ses victimes, il lui récite quelques-uns de ses propres poèmes. Croyez-moi, quand on entend Kirak Acierrouge déclamer, on regrette qu’il ne se contente pas de faire cliqueter des chaînes.

— Vraiment ? Je ne vois pas ce que la poésie a de spectral, je dois bien l’avouer.

— Kirak Acierrouge écrit des poésies en ancien kavalar, et cela me suffit amplement. C’est une langue qui se meurt, personne ne lira ce qu’il couche sur le papier. Les hommes de son antique étau ne parlent désormais que le langage standard des étoiles. Peut-être quelqu’un finira-t-il par traduire son œuvre – mais ce serait peine perdue, si vous voulez mon avis. Les rimes disparaîtraient, leur cadence boiterait comme un simulacre à la colonne vertébrale brisée. Non, rien de ce qu’il écrit ne vaudrait grand-chose, une fois traduit. La dure cadence de Galen Pierrelueur, les doux hymnes de Laaris-Aveugle noble de Kenn, les écrits de ces chers petits Shanagates qui exaltent le fer et le feu, même les chants des eyn-kethi… Après une retranscription en standard, on pourrait difficilement encore qualifier cela de poésie. Tout est mort, absolument tout. Kirak Acierrouge reste le seul à en conserver la mémoire.