Robert Silverberg
L’amant de Jennifer
Finch s’était marié très jeune – il n’avait que vingt-trois ans, et Jennifer était encore plus jeune –, ce qui ne l’empêchait pas d’espérer qu’ils vivraient toujours heureux. Il y avait alors quelques années que le mariage était redevenu à la mode, mais il était quand même inhabituel d’y sacrifier aussi tôt, et amis et parents les avaient mis en garde. Allez vivre un peu dans le monde des grands, disaient-ils. Vous aurez toujours le temps de vous ranger des voitures.
Mais le mariage n’était pas seulement une affaire de mode pour Finch. Depuis son adolescence il se sentait destiné à l’état d’homme marié. Il se voyait comme une des créatures primordiales du Banquet de Platon : un être double qui, pour une raison ou une autre, avait été divisé et ne pouvait être heureux tant qu’il n’aurait pas été réuni avec sa moitié manquante. Il se livra à une quête systématique jusqu’à ce qu’il ait trouvé Jennifer, qui semblait être cette partie de lui-même dont il avait été séparé ; puis il s’empressa de la rattacher solidement à sa personne. Ils s’installèrent dans une pimpante banlieue du Connecticut. Il vendait des terminaux d’ordinateur portatifs pour le compte d’une petite société dynamique spécialisée dans la haute technologie qui avait son siège à Bridgeport, elle travaillait pour une maison d’édition à Greenwich, et ils ne tardèrent pas à avoir une fille qui fut prénommée Samantha et un fils qui fut prénommé Jason. Après quoi Jennifer quitta son travail pour faire du bénévolat au musée local. Leurs parents, qui avaient été de drôles de numéros en leur temps, branchés dope, marches pour la paix et salopage des campus, n’en revenaient pas de la façon dont les choses étaient revenues à leur point de départ en une seule génération.
Finch était souvent sur la route, à faire du démarchage sur un territoire qui s’étendait du Rhode Island au Delaware, et il lui arrivait de se demander s’il y avait une possibilité que Jennifer aille un jour s’amuser avec un amant. Mais cette idée était vraiment trop saugrenue pour avoir un sens à ses yeux. Même lorsqu’il était absent de chez lui trois ou quatre nuits de suite, à dormir dans des motels sinistres du New Jersey ou de la Pennsylvanie, il ne ressentait pas le besoin de s’évader de la tiède sécurité de son mariage et il imaginait qu’il en était de même pour Jennifer. En tant que couple ils formaient un tout, une entité homogène, une unité. Naturellement les transports du début n’étaient plus que de doux souvenirs, mais au refroidissement normal de la passion avait succédé une profonde amitié. Ils étaient ensemble même lorsqu’ils étaient séparés ; un amant aurait été superflu ; Finch se disait que s’il apprenait que Jennifer lui avait été infidèle, il serait moins jaloux que stupéfait.
Et bien sûr il y avait les enfants pour les lier définitivement. Samantha était déjà superbe à sept ans, svelte créature dorée capable de parler aussi bien le français que l’anglais. Elle les remplissait tous les deux d’admiration, et ils étaient immensément fiers de sa précoce élégance. Jason, qui n’avait pas encore six ans, était taillé dans une étoffe différente ; c’était un petit bonhomme terre à terre, dont les jouets étaient faits de microprocesseurs et de diodes clignotantes. Il devait à son père son goût pour la technologie, et Finch voyait en lui une chance de créer ce que lui-même n’avait pas réussi à être : un esprit scientifique véritablement original plutôt qu’un colporteur des inventions d’autrui. Chaque fois qu’il revenait d’une longue tournée, il rapportait des cadeaux à tout son petit monde, un livre ou un enregistrement pour Jennifer, quelque chose de joli pour Samantha et, invariablement, un jeu électronique ou un casse-tête mécanique pour Jason. C’étaient des enfants magnifiques, et Jennifer et lui se félicitaient souvent de leur avoir donné le jour.
Par un pluvieux après-midi d’automne, dans un magasin d’ordinateurs en tout genre de Philadelphie, Finch acheta un merveilleux jouet pour Jason, un petit synthétiseur qui jouait des airs entraînants en réponse à des signaux tapés en code binaire. Non seulement cet appareil développerait les dons musicaux de Jason – et ce côté du cerveau avait lui aussi besoin d’être formé, pensait Finch – mais il affinerait sa capacité de calculer en binaire. Il lui coûta si cher qu’il se sentait coupable et il soulagea sa conscience en se procurant la nouvelle supercassette de Die Meistersinger pour Jennifer et un sweater dans une éblouissante matière pelucheuse pour Samantha ; mais sur le long chemin du retour il ne pensa qu’à Jason en train de créer de joyeuses mélodies à partir d’embrouillaminis de combinaisons binaires.
Jason accepta poliment son jouet sans paraître autrement intéressé. Il regarda Finch lui faire une démonstration de son fonctionnement, et quand ce fut son tour il produisit quelques vagues couinements atonaux. Puis une visite des parents de Jennifer interrompit le cours des choses, et par la suite, remarqua Finch, l’enfant regagna nonchalamment sa chambre sans emporter le synthétiseur avec lui. Voilà qui était décevant, mais Finch se rappela que les gosses de six ans avaient tendance à ne se préoccuper que d’une chose à la fois ; peut-être la préoccupation du moment de Jason était-elle si absorbante que même une nouvelle petite merveille ne pouvait avoir beaucoup de prise sur son attention.
Après dîner, se sentant un peu mortifié, Finch emporta le synthétiseur jusqu’à la chambre de Jason, qu’il trouva penché sur un curieux objet rutilant de la taille d’une grosse bille. Quand il vit entrer son père, le garçonnet poussa subrepticement la chose dans le fouillis de son dessus de table et fit semblant d’être absorbé par sa visionneuse holographique. « Tu as laissé ça dans le salon », dit Finch en lui tendant le synthétiseur. Jason le prit et fit courir obligeamment ses doigts sur les touches, en gentil petit garçon qu’il était, mais il semblait mal à l’aise et impatient. Finch désigna du doigt le petit objet rutilant. « Qu’est-ce que c’est que ça ?
— Pas grand-chose.
— C’est très joli. Ça t’embête que je regarde ? »
Jason haussa les épaules. Il fit sortir un grincement saccadé du synthétiseur. Finch s’empara de la sphère. Jason parut encore plus agité.
« Qu’est-ce que ça fait ? demanda Finch.
— Tu appuies en différents endroits. Ça change les couleurs. Il faut avoir partout la même couleur.
— Un cube de Rubik, s’exclama Finch. Une vieille idée remise au goût du jour, je suppose. » Il appliqua le bout des doigts sur la sphère et eut la surprise de voir apparaître des couleurs présentant des nuances bizarres, indéfinissables, des couleurs qui allaient et venaient, se mêlaient, changeaient. Et je t’appuie comme ça, et il y avait des rayures ; comme ça, et c’étaient des motifs triangulaires ; comme ça, et la surface de la sphère explosait en taches de couleurs épaisses, brillantes, palpitantes, un peu comme un paysage de Van Gogh. Il n’avait jamais rien vu de pareil. « Où es-tu allé pêcher ça ? demanda-t-il. C’est Jennifer qui te l’a acheté ?
— Non.
— C’est Grandpa Finch qui te l’a envoyé ?
— Non. »
Finch sentit la moutarde lui monter au nez. « Alors qui te l’a donné ? »
L’enfant parut momentanément troublé ; il commença à se tirailler la lèvre inférieure et à se dévisser bizarrement la tête. Puis ses yeux se fixèrent sur le synthétiseur et le Jason d’antan, serein, imperturbable, studieux, refit surface.
« C’est Nort qui me l’a donné, dit-il.
— Nort ?
— Tu sais bien.
— Pas du tout. Qui est Nort ? »
Jason manipulait le synthétiseur, ne tardant pas à attraper le coup, faisant émerger quelque chose qui ressemblait à un air. Il avait exclu Finch de son champ de conscience aussi radicalement que si celui-ci avait été transporté sur Pluton. Finch reprit d’une voix douce. « Tu ne m’as pas répondu. Qui est Nort ?