— Il joue quelquefois avec moi. »
Finch décida de laisser tomber. Jason lui parlerait de Nort le moment venu, estima-t-il. En attendant, le garçonnet s’assurait la maîtrise du synthétiseur à une allure qui faisait plaisir à voir ; inutile de le distraire de ses progrès. Finch reprit la sphère, la caressa de telle façon qu’elle passa par toute une nouvelle série de changements de couleurs, et ne fut pas loin de la faire parvenir à cette nuance uniforme que l’on était apparemment censé obtenir. Mais il commit une erreur et la fit déraper vers un motif géométrique à la Mondrian. Un gadget astucieux, conclut-il. Et il alla retrouver Jennifer pour s’informer des potins locaux. Le mystérieux Nort lui sortit rapidement de l’esprit, et il n’y aurait peut-être pas repensé si Samantha n’avait pas remarqué, au moment où il faisait un détour par sa chambre pour lui dire bonsoir : « Je suis contente que tu sois revenu. Je n’aime pas du tout Nort. J’espère qu’il ne remettra plus les pieds ici. »
Très calmement, Finch répondit : « Ah ! il était encore là ?
— Deux jours, cette fois. Dis-lui de ne pas revenir, tu veux ?
— Je ne sais pas si je peux faire ça. Tu sais qui est Nort, après tout, n’est-ce pas ?
— Bien sûr. C’est le neveu de maman{En français dans le texte (N.d.T.).}. Un neveu est un peu comme un frère, n’est-ce pas{En français dans le texte (N.d.T.).} ?
— Plus ou moins », dit Finch. Il lui déposa un baiser sur la joue. « Je vais voir ce que je peux faire au sujet de Nort, d’accord ? Et s’il revient quand je serai parti, tu me le dis, ma puce. Je ne crois pas que je l’aime moi non plus. Mais n’en disons rien à maman{En français dans le texte (N.d.T.).}, d’accord ? Elle a beaucoup d’affection pour son neveu, tu sais, et ça lui ferait de la peine si elle savait que toi et moi nous ne l’aimons pas. »
Il s’arrêta un instant dans le couloir, pressant son front contre le mur, retenant son souffle. Le neveu de maman. Jennifer n’avait pas de neveux. Finch fut pris de tremblements. Les amants en visite prétendaient généralement être des oncles, s’avisa-t-il. Un neveu ? L’amant de Jennifer ? C’était de la folie, un pur fantasme, un mélodrame issu d’un esprit fatigué. Jennifer n’avait pas d’amants. Finch voyait leur mariage, cette abstraction, comme une chose bien concrète, une bille bien briquée, éclatante, un peu comme le jouet rutilant de Jason, et dans la perfection de cette sphère il n’était nul besoin d’amants, il n’y avait aucune place pour ça. Il découvrirait à sa manière qui était Nort, décida-t-il, mais avant tout il resterait calme. Il se servit un verre et rejoignit Jennifer, l’observant à la dérobée comme s’il cherchait des signes d’adultère sur son front, ses joues. Elle écoutait Die Meistersinger, fredonnant à l’unisson des chœurs les plus enjoués. Quand ils allèrent se coucher, il se tourna vers elle comme il le faisait toujours quand il revenait d’une longue tournée, mais, s’imaginant que quelque chose d’étrange, pareil à un rideau de fer, était descendu entre eux, il fut incapable de la prendre dans ses bras. Le mystérieux Nort faisait comme une barrière dans leur lit. Finch lui caressa sans conviction les seins et les hanches mais n’alla pas plus loin. « Tu dois être très fatigué, murmura Jennifer.
— Pour ça oui. Toute cette pluie… ces files de voiture… »
Elle lui déposa un baiser sur le bout du nez. « Repose-toi bien », dit-elle.
Il eut du mal à s’endormir. Il sentait la présence de Jennifer à quelques centimètres de lui sous la forme d’une vibration qui lui donnait des picotements désagréables dans les doigts et les orteils. Qu’elle pût avoir un amant l’effrayait carrément, car cela signifiait qu’il se faisait des illusions sur leurs rapports, que son évaluation de la réalité était défectueuse. Et il devait admettre qu’il était contrarié à un niveau beaucoup plus simple : un étranger se faufilait dans son lit, ce qu’il considérait comme une insupportable violation de ses droits. Cette réaction le gênait. La jalousie, se dit-il, est un sentiment aussi laid que stupide ; je suis bien au-dessus de ça. Néanmoins, au-dessus de ça ou pas, il ressentait ce qu’il ressentait, et il en éprouvait une vive souffrance.
Il finit par s’endormir, et lorsqu’il se réveilla dans le superbe soleil d’octobre qui filtrait à travers les feuilles incandescentes de l’érable sur lequel donnait leur chambre à coucher, tout semblait revenu à la normale. Jason se servait du synthétiseur, lui faisant jouer quelque chose qui aurait pu passer pour Il était un petit navire. Finch en fut immensément satisfait. À son travail ce jour-là il pensa parfois à Nort, mais sans en éprouver la moindre souffrance – quelqu’un du voisinage, supposait-il, un artiste que Jennifer avait rencontré au musée, peut-être, et qui débarque comme ça pour boire un verre et discuter de connaisseur à connaisseur, très probablement homosexuel, courtois, aimant les enfants, inoffensif. Il était beaucoup plus intéressé par cette curieuse sphère luminescente. Le soir venu il se rendit dans la chambre de Jason pour l’examiner à nouveau. Ingénieux, ce jeu de couleurs, la façon tentante dont les tons s’harmonisaient presque quand la main se refermait dessus, pour éclater ensuite en motifs divers. Il n’avait pas la moindre idée du comment de son fonctionnement. Réaction aux fluctuations de la température de la peau, probablement, ou peut-être même à la pression, bien que la chose fût dure comme une bille. Et qu’est-ce qui engendrait les couleurs changeantes et les projetait à la surface ? Il fut tenté de demander à Jason d’obtenir de Nort une seconde sphère qu’il pourrait essayer de démonter.
Deux semaines plus tard il partait pour trois jours à Boston dans le cadre de sa tournée mensuelle. Les deux premiers se passèrent à peu près bien ; mais le soir du troisième, comme il revenait à son motel après un dîner trop copieusement arrosé en compagnie d’un acheteur travaillant pour le compte d’une chaîne de banques de données à Cambridge, l’image incandescente de Jennifer se mettant au lit avec Nort explosa soudain dans sa tête. Le Nort que Finch inventait était plus âgé que lui, peut-être trente-sept ans, sombre de peau et musclé, avec un corps souple de danseur, plein d’aisance et d’assurance. Finch se mordit la lèvre et essaya de chasser l’odieuse vision, mais elle se faisait de plus en plus nette, de plus en plus consistante, et la douleur qu’elle lui causait le laissait pantois. Il songea sérieusement à reprendre tout de suite le volant, en pleine nuit, pour rentrer chez lui. Mais il se rendit compte que ce serait de la folie.
Il rentra à la date prévue avec les cadeaux habituels, et lorsqu’il donna le sien à Jason – un petit écran sur lequel il pouvait dessiner avec un crayon lumineux – il craignit que l’enfant, encore captivé par quelque objet aussi phénoménal qu’incompréhensible que Nort venait de lui apporter, ne boude son présent. Mais Jason ne souffla mot de Nort et fut instantanément fasciné par l’écran. Finch en éprouva un certain soulagement jusqu’à ce que Samantha le prenne à part, une heure plus tard, pour lui dire : « Il était encore là.
— Nort ?
— Oui. Mardi et marcredi{En français dans le texte (N.d.T.).}.
— Mercredi », corrigea-t-il automatiquement. Le français de Samantha n’était pas encore très sûr ; mais elle n’avait que sept ans. Il détourna la tête pour cacher son expression torturée. Deux nuits encore. Mardi, mercredi. Il n’avait pas la moindre idée de ce qu’il était censé faire. Exposer ses soupçons à Jennifer et exiger une explication ? Ils ne s’étaient jamais vraiment disputés. Ravaler sa douleur et s’estimer heureux qu’il y ait quelqu’un ici pour garder sa maison et sa famille pendant qu’il était sur les routes ? Certes. Certes. D’une voix éteinte, il reprit : « Qu’est-ce que font maman et Nort quand il lui rend visite ?