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Mais elle ne parla de rien, lui non plus, et lorsqu’il rentra de son voyage suivant, un voyage très bref, il trouva Jason en possession d’un autre jouet, un arrangement de fils luisants qui se croisaient et se recroisaient, et semblaient, à un embranchement particulier, disparaître comme par enchantement dans une dimension non répertoriée, ne restant visibles que sous la forme d’une éblouissante palpitation de lumière verte. Oui, avoua l’enfant, Nort lui avait donné ça. Finch sentit monter en lui une colère noire. Il était désormais presque vital pour lui d’en finir d’une manière ou d’une autre avec cette histoire, car elle était en train de le dévorer. Jennifer restait tendre, aimante et extérieurement inchangée. Finch souffrait. Il ne pouvait repousser ses craintes et ses désarrois au-dessous du seuil de la conscience plus d’une heure ou deux d’affilée ; il perdait du poids ; tout le monde avait des remarques à faire sur sa mine de papier mâché. Il s’enfonçait dans les remous silencieux de son existence altérée.

Il rentra encore une fois prématurément d’une tournée, espérant les surprendre ensemble. De nouveau la lumière était allumée dans la chambre à coucher au milieu de la nuit. De nouveau il déboula dedans pour trouver Jennifer troublée mais seule. Il lui expliqua qu’il était ivre et désorienté. « Je crois que je suis en train de me payer comme une dépression », lui dit-il, et cette fois il se fit porter malade et prit une semaine de congé, malgré les vacances de Noël qui approchaient et le mauvais effet que pouvait faire une défection à ce moment-là. Sur un coup de tête il alla passer quatre jours dans les Bermudes avec Jennifer, laissant les enfants à la garde de ses parents, et ce fut pour eux comme une seconde lune de miel, sur fond de palmiers et plage de sable rose. Mais au moment même où ils rentraient chez eux, Nort revint lui remplir la tête. Quelques jours avant Noël il lui fallut se rendre à Pittsburgh pour un congrès, mais il n’avait pas encore quitté l’aéroport qu’il était déjà consumé par la conviction que Nort se trouvait dans sa maison, en train de plaisanter gentiment avec Jason et Samantha. Le visage décomposé, Finch embarqua à bord de son avion, s’enferma dans un bloc de silence durant tout le trajet et, arrivé à Pittsburgh, se fit réserver une place sur le premier vol pour Kennedy. Un peu de neige s’était mise à tomber sur l’aéroport et, au milieu du vaste parking, sa voiture avait un petit air pimpant et original dans son mince manteau blanc. Il arriva chez lui à minuit. Finch se glissa à l’intérieur et gravit l’escalier quatre à quatre. Jennifer était assise dans le lit, nue au moins jusqu’à la taille, ses seins braqués vers lui comme des signaux lumineux, et à côté d’elle, à l’aise et décontracté, les mains croisées derrière la tête, se trouvait un jeune homme mince, nu, d’à peine une trentaine d’années, avec des yeux verts impassibles et d’épais cheveux roux plaqués d’une drôle de façon, comme pour imiter un bonnet.

Finch éprouva une espèce de soulagement. « C’est vous, Nort ?

— Oui. Il est temps, je pense, que nous fassions enfin connaissance, Mr. Dale.

— Mr. Finch. Ou Dale tout court. » Nort avait un léger accent. Finch reprit : « Je ne sais pas quel est le protocole dans ce genre de situation. Je suppose que je devrais être furieux, casser des choses et brandir des menaces. Mais je me sens complètement vide à présent. Ça fait un bon moment que je suis au courant.

— Nous savons, dit Jennifer. Pourquoi serais-tu sans arrêt revenu ici au milieu de la nuit sinon pour nous surprendre ?

— Deux fois, rectifia Nort. Là, c’est la troisième. Cette fois j’ai décidé de rester pour vous parler.

— Vous étiez là les deux autres fois ?

— Absolument. Mais Jennifer ne voulait pas de face à face. Alors quand le détecte-Dale s’est déclenché, j’ai disparu. Vous me suivez ? »

Finch posa un regard las sur sa femme. « Jennifer, qui est ce type et comment il est entré dans nos existences ?

— C’est mon neveu, dit-elle.

— Mais tu n’as pas de…

— … éloigné. Douze générations nous séparent.

— Quoi ?

— Un lointain descendant de ma sœur. Il vient de 2215. Il est ici pour faire des recherches. »

Finch songea aux jouets que Nort avait donnés à Jason. Ses yeux devinrent vitreux.

Nort dit : « J’enquête sur le terrain, vous me suivez ? Je fais des recherches généalogiques. Je rends visite à mes aïeux, je recueille des anecdotes sur la famille. À mon époque c’est très important de connaître l’histoire. J’ai fait beaucoup de voyages, couvrant un grand espace de temps.

— Il a tout mon arbre généalogique, intervint Jennifer. Je n’en ai jamais rien su, mais figure-toi que je descends de Millard Fillmore et Jean-Sébastien Bach, et peut-être de John de Gaunt. »

Finch hocha la tête. « Voilà qui est fascinant.

— Nous n’interférons pas, vous savez, dit Nort. On se déplace comme des espions pour faire nos études ; on évite toute interaction avec les gens du passé par peur des conséquences, bien sûr. Mais là, j’ai dû faire une exception. J’ai été tout de suite captivé par Jennifer.

— Captivé, répéta Finch d’une voix morne.

— Captivé, oui. Nous sommes devenus amants. C’est une sorte d’inceste, j’imagine, mais cela n’est pas très grave en dehors de la ligne maternelle directe, n’est-ce pas ? Mes études en souffrent. À présent je ne viens que dans cette année. Jennifer est une femme merveilleuse. Vous savez ?

— Oui, je sais. » Finch se tourna vers Jennifer. « Je me traîne le cul sur huit États pour fourguer du matériel informatique primitif pendant que tu t’envoies en l’air avec un amant en provenance du XXIIIe siècle. Voilà qui me captive au plus haut point. Tu ne peux pas savoir combien…

— Dale, je t’en prie. Tu sais que je t’aime. Mais… mais… »

Nort parut inquiet. « Vous n’acceptez pas cela ?

— Je n’accepte pas, non, déclara Finch.

— Mais nous sommes à la fin du XXe siècle, à une époque où la coutume du mariage a tendance à tomber en désuétude, et vous êtes des individus raffinés, instruits, d’élite. Il me semblait que la tolérance des échanges sexuels non maritaux était chose largement répandue chez vous. Vous êtes mécontent que j’aime votre femme ?

— Très », dit Finch d’une voix sombre. Il se laissa tomber dans le fauteuil près de la fenêtre et reprit : « Vous savez fichtrement bien garder votre sérieux, Nort. Je suis obligé d’admirer. Tout le long de votre numéro vous avez été très convaincant. Mais je suis crevé, et j’en ai soupé de votre baragoin futuriste. Alors s’il vous plaît, rhabillez-vous, débarrassez le plancher une fois pour toutes et laissez-nous, Jennifer et moi, ramasser ce qui reste de notre mariage. D’accord ? Parce que si je vous reprends ici, il se pourrait que je me livre à quelque violence, ce qui est contraire à ma nature, et je serai forcé de divorcer d’avec Jennifer, ce qui est la dernière chose au monde que j’aie envie de faire, même maintenant.

— Vous doutez que je vienne d’une époque future ?

— Je doute que vous veniez d’une époque future, c’est ça. »

Nort sortit du lit. Finch remarqua autour de sa cuisse un mince ruban de plastique d’une couleur verdâtre qui ne cessait de fluctuer. Il l’effleura et disparut. Et lorsqu’il réapparut un instant plus tard, il se trouvait dans un coin différent de la pièce, tendant un journal plié à Finch. Finch jeta un œil dessus : le New York Times du 16 avril 2037. Le plus important des gros titres tournait autour du voyage du pape Sixtus sur la Lune pour y célébrer les fêtes de Pâques. Finch laissa échapper un petit bruit de gorge et se mit à parcourir les autres colonnes, mais Nort, avec un sourire d’excuse, lui reprit le journal, disparut une nouvelle fois, et réapparut les mains vides, de retour dans le lit. « J’en suis chagriné, dit-il d’une voix douce, mais il m’est rigoureusement interdit de vous laisser examiner le journal en détail. Est-ce que je fais autre chose ? Qu’est-ce qui vous convaincrait de mon authenticité ? »