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Finch eut envie d’éclater en sanglots. Il secoua la tête et dit : « Ne vous donnez pas cette peine. Je n’ai pas besoin de savoir. Vous êtes probablement ce que vous affirmez être. Voulez-vous vous en aller à présent ? Allez embêter Millard Fillmore.

— J’aime votre femme.

— Vous avez aimé ma femme. Voilà la formule correcte. C’est fini. Écoutez, je suis une de ces brutes de la fin du XXe siècle, et vous êtes en terrain dangereux. J’ai des armes. Si vous êtes tué au cours d’un de vos déplacements, est-ce que vous resterez mort en 2215 ?

— Dale, arrête de parler comme ça ! s’écria Jennifer.

— Qu’est-ce que tu veux que je dise ? Il débarque ici comme un truc tout droit sorti de Buck Rogers, il saute ma femme chaque fois que j’ai le dos tourné, il perturbe ma fille et aliène mon fils avec ses jouets dingues du futur, et je suis censé…

— Tu n’as pas à le menacer, Dale. Tu te conduis comme un homme tout ce qu’il y a de préhistorique. N’as-tu jamais eu une liaison ?

— Jamais. Pas une seule fois.

— Ces motels…

— Pas une seule fois. Je suppose que toi, en revanche, tu en as eu une flopée.

— Deux avant celle-ci, avoua-t-elle en rougissant un peu. Je croyais que tu savais. On n’est quand même plus en 1906. Deux aventures sans aucune espèce d’importance. »

Finch pensa à cette espèce de sphère lisse qui lui servait de métaphore pour exprimer la perfection de ses relations avec Jennifer. Il pensa à la double entité masculine et féminine du Banquet de Platon. Le visage terreux, les mains tremblantes.

« Cette fois, c’est plus sérieux, Dale, reprit-elle. Je suis folle de Nort. Je t’aime toujours, mais il m’a fait découvrir d’autres aspects de la vie, des choses dont je n’avais jamais rêvé, et je ne parle pas du sexe. Je veux dire, des concepts spirituels, des potentialités humaines, le…

— Très bien, dit Finch. Je n’essaierai pas de rivaliser. Je ne lui tirerai pas dessus, je ne lui enverrai pas mon poing dans la figure, je ne me livrerai à aucun acte barbare. Pourquoi ne pas vous tirer tous les deux en 2215 pour y poursuivre votre liaison ? D’accord ? Allez vous éclater au XXIIIe siècle et fichez-moi la paix. D’accord ? D’accord ? Tous les deux. Fi-chez-moi… »

Nort disparut. Jennifer aussi.

« La paix, acheva Nort dans un souffle. Jennifer ? Jennifer ? Où es-tu ? Hé, je ne parlais pas sérieusement ! Jennifer ! Qu’est-ce que c’est que ce truc de sadique, merde ? Où es-tu ? »

La cruauté de leur jeu le stupéfia. Il attendit qu’ils se rematérialisent dans la pièce comme Nort avec le journal, mais ils n’en firent rien, et comme les minutes passaient il commença à soupçonner qu’ils n’en feraient rien. N’arrivant pas à le croire, hébété, il rôda dans la maison, ouvrant les placards dans lesquels ils étaient susceptibles de se cacher. Pris d’une terreur soudaine, il se précipita dans la chambre de Jason, puis dans celle de Samantha, mais les enfants étaient toujours là, Jason endormi, Samantha réveillée, dérangée par les éclats de voix qu’elle avait entendus. Il la prit dans ses bras et la tint ainsi un long moment, jusqu’à ce que ses yeux s’emplissent de larmes. « Tout va bien, murmura-t-il. Rendors-toi. » Il revint dans la chambre à coucher et resta là jusqu’à l’aube à attendre Jennifer.

Le matin il téléphona à sa boîte pour dire que de graves problèmes familiaux l’avaient obligé à revenir tout de suite de Pittsburgh et qu’il avait besoin d’un congé de durée indéfinie, avec ou sans salaire. Son patron se montra tout à fait compréhensif, nullement sceptique, comme si la voix de Finch traduisait sans ambiguïté son accablement et son désarroi. Il réussit à déposer les enfants à l’école et passa le reste de la matinée près du téléphone, espérant un appel de Jennifer. Mais la journée s’écoula sans un mot de sa part. En fin d’après-midi il appela ses parents pour leur dire que Jennifer était partie quelque part sans crier gare et leur demander s’ils pouvaient arriver assez tôt pour leur petit séjour en famille, car il n’était pas sûr de pouvoir s’occuper seul de tous ces problèmes domestiques. Ils débarquèrent le lendemain et, Dieu merci, posèrent très peu de questions. De leur temps, se dit-il, il devait être monnaie courante que les mariages se brisent à l’improviste.

Jennifer ne revint pas. Il se sentait comme quelqu’un qui se serait vu accorder un seul vœu et en aurait stupidement usé : à présent elle se trouvait dans cet inconcevable futur avec Nort. Était-ce possible ? Tout cela n’était-il pas une sorte de rêve bizarre ? Apparemment non, car le soir de Noël un mot de Jennifer se matérialisa inexplicablement sur la table du salon. Il était daté du 14 octobre 2215. Elle lui souhaitait de bonnes fêtes, l’assurait de son amour et le dissuadait de compter sur son retour. Il y a des moments où il faut savoir suivre son destin, concluait-elle. Je n’avais qu’une fraction de seconde pour prendre ma décision et je l’ai prise. Peut-être que je le regretterai, mais j’ai fait ce que j’avais à faire. Tu me manques, mon chéri. Et tu sais combien Samantha et Jason me manquent aussi. À côté de la missive il y avait un petit paquet avec une carte marquée Joyeux Noël, Nort. Il contenait une minuscule boule de cristal qui, lorsqu’il y colla l’œil, lui montra ce qui ressemblait à un paysage antarctique, avec bourrasque en pleine action et manchots en train de se promener tranquillement sur un bout de banquise. Il la reposa et, lorsqu’il la reprit, voilà que s’y déployaient les Pyramides au milieu d’un grouillement de touristes. Finch la lança contre le mur ; elle s’ouvrit en deux et se transforma en fumée. Il regretta aussitôt son geste.

La période des fêtes lui fut un supplice encore plus pénible que d’habitude, mais ses parents furent d’un immense secours, et ses amis, une fois mis au fait du départ de Jennifer, ne lui ménagèrent pas leur soutien. Il ne fut presque jamais seul de toute la semaine, et il soupçonnait qu’il ne lui aurait pas été difficile de trouver également de la compagnie pour la nuit, mais, bien sûr, c’était hors de question. La disparition de Jennifer laissait les enfants perplexes mais, s’ils furent quelque temps désorientés, ils ne tardèrent pas à s’adapter, ce que Finch eut un certain mal à avaler. Il engagea une gouvernante début janvier et, dans une espèce d’état somnambulique, reprit son travail. En raison des changements intervenus dans sa famille, la société lui épargna les circuits trop excentriques, de façon qu’il n’ait à passer aucune nuit loin de chez lui.

Au début du printemps il commença à admettre que Jennifer avait bel et bien fait un saut dans le futur avec son amant. Des petits mots d’elle lui arrivaient de temps en temps, toujours affectueux, avec des pensées pour les enfants et des rappels concernant la cuve à mazout (à faire remplir) ou les voitures (à faire réviser). Elle lui disait qu’elle vivait des moments formidables mais que sa présence lui manquait terriblement. Il n’était jamais question d’un éventuel retour. De temps en temps, aussi, apparaissaient de petits cadeaux – gadgets, jouets, babioles du futur. Peut-être étaient-ils destinés à Jason, mais Finch les gardait pour lui, les entassant dans son bureau où il les examinait la nuit, à la fois admiratif et intimidé. Il avait toujours aimé les gadgets – ordinateurs, télécommandes, vidéo-bracelets et autres petites merveilles – mais ceux-ci lui paraissaient des miracles plutôt que des gadgets, et il cessa de douter que Nort fût ce qu’il avait dit être. Finch espérait voir arriver une autre bille de cristal, mais ce fut en vain. En revanche il reçut quelque chose qui permettait, semblait-il, d’écouter la musique des sphères, un autre appareil qui pouvait être programmé pour lui donner les rêves qu’il voulait, et un autre qui déployait des champs de couleurs d’une sérénité quasi surnaturelle.