Quand arriva l’été, il se laissa embarquer avec une surprenante facilité dans une idylle avec Estelle, la conseillère en relations publiques de la société, et cela l’amena jusqu’à la fin de l’automne. Elle se dégagea alors en douceur de cette liaison, mais il avait réappris à rencontrer et conquérir des femmes, et il passa une joyeuse vie de célibataire durant les mois qui suivirent. Le premier anniversaire de la disparition de Jennifer passa. Ses petits mots et les cadeaux de Nort s’espacèrent, puis il n’y en eut plus du tout. Désormais il s’y entendait assez bien pour ce qui était de faire marcher une famille sans femme, mais il n’avait jamais perdu cette vieille vision de lui-même qui faisait de sa personne un homme fondamentalement marié, la moitié d’un couple, et, s’étant fait à l’idée que Jennifer ne reviendrait jamais, il déposa une demande de divorce et obtint satisfaction sans contestation aucune. Ce fut le plus étrange de tout : le fait de savoir qu’il n’était plus marié à Jennifer. Il chercha une nouvelle épouse avec l’application et le sérieux qui le caractérisaient et, en moins de six mois, en trouva une. Elle s’appelait Sharon et elle était affectueuse, jolie, assez semblable à Jennifer finalement, même si ses intérêts la portaient plutôt vers le théâtre et la poésie que vers la musique et la peinture. Elle avait connu un mariage malheureux juste après la fac et avait un petit garçon de quatre ans, Joshua, remarquablement éveillé. Joshua s’entendit parfaitement avec Jason et Samantha, ceux-ci acceptèrent Sharon sans problème – Jennifer n’était plus pour eux qu’un souvenir brumeux – et tout semblait s’être arrangé pour le mieux. Il arrivait parfois à Finch d’appeler Sharon « Jennifer » quand ils faisaient l’amour, mais elle se montrait très compréhensive à ce sujet. Il lui arrivait aussi de se réveiller en sursaut, inondé de sueur, se demandant où avait bien pu s’égarer sa seule véritable épouse, sa moitié manquante ; mais chaque fois que cela se produisait, Sharon le serrait dans ses bras jusqu’à ce qu’il ait repris pied dans la réalité. Il obtint de l’avancement dans sa société, alors en pleine expansion, et resta svelte et agile passé la quarantaine. Samantha et Jason réussirent fort bien dans la vie eux aussi : Jason fréquenta l’institut de technologie de Californie, entra dans une société de la Côte ouest et inventa un appareil à concentrer l’information qui fit de lui un milliardaire coté en bourse à l’âge de vingt-deux ans ; Samantha gagna en taille, en éclat et même en beauté, continua de s’intéresser au français, donna de superbes traductions de Rabelais et de Ronsard et épousa l’ambassadeur de France. Naturellement, Finch vit de moins en moins ses enfants une fois ceux-ci parvenus à l’âge adulte, mais ils venaient régulièrement passer Noël en famille. Ils étaient avec lui l’après-midi où, vingt-trois ans après sa disparition, Jennifer réapparut.
Tout d’abord, Finch ne la reconnut pas. Voilà qu’il avait soudain en face de lui, là, dans le salon, une belle jeune femme, mince, la poitrine épanouie, la trentaine, des cheveux dorés plaqués en ondulations serrées, le corps moulé dans une espèce de cotte de mailles. Elle battit des paupières, regarda autour d’elle et faillit s’étrangler quand elle vit Finch, la cinquantaine bien sonnée et faisant assez jeune pour son âge.
« Dale ? » dit-elle d’une voix incertaine.
Il laissa échapper son verre par terre. « Non, fit-il. Ce n’est pas possible. Dieu du ciel, qu’est-ce que tu fais ici ?
— Il fallait que je revienne. Oh Dale, ce n’est pas la bonne année, hein ? Je voulais revoir les enfants !
— Ils sont là, dit-il avec froideur. Regarde.
— Où… quel… »
Jason était là avec Samantha, ainsi que Joshua et quelques amis ; et Jennifer ne reconnaissait manifestement pas les siens. Finch pointa un doigt. Ce jeune homme râblé, carré d’épaules, au regard myope de fort en thème, c’était Jason. Cette jeune femme élancée, d’une beauté renversante, c’était Samantha. La splendide contenance de Jennifer parut voler en éclats. Elle était toute tremblante, au bord des larmes. « Je voulais revoir les enfants, souffla-t-elle. Ils étaient si petits – il avait six ans, elle en avait sept – Ô Dale, j’ai mal réglé le compteur ! J’ai tout gâché, n’est-ce pas ? »
Samantha, toujours aussi vive, fut la seule à comprendre en dehors de Finch. Elle se dirigea vers sa mère et la dévisagea comme si Jennifer était une intruse débarquée d’une autre planète. Finch avait entendu dire que Samantha se servait souvent de sa beauté comme d’une arme, mais il ne l’avait jamais vue à l’œuvre. Jennifer parut se ratatiner devant la jeune femme distinguée, éblouissante, qu’elle avait contribué à créer. D’une voix légèrement voilée, Samantha laissa tomber : « Tu n’as plus ta place ici, tu sais. Nous sommes en train de vivre un moment heureux et nous n’avons pas besoin de toi, nous ne voulons pas de toi. Veux-tu t’en aller, je te prie ?
— Attends », marmonna Finch.
Trop tard. Jennifer, le rouge aux joues, désemparée, hocha la tête et dit à Samantha : « Je suis absolument désolée. Je suis désolée pour tout. » Elle se précipita hors de la pièce. Finch la poursuivit jusque dans le couloir, mais bien sûr elle avait disparu. La figure blême, Finch revint sur ses pas. Il se tourna vers Sharon, qui souriait tout en plissant le front. Il ne lui avait jamais dit, ni à elle ni à qui que ce fût, ce qu’il était exactement advenu de sa première femme.
« Qui était-ce ? demanda aimablement Sharon. Une de tes petites amies, Dale ? » Il n’y avait aucune jalousie dans sa voix. Seulement une légère curiosité.
« Non… non, rien de semblable…
— Je me demande comment elle est entrée. C’est comme si elle avait jailli du néant. Bizarre. Pourquoi a-t-elle filé comme ça ?
— Elle n’avait pas sa place ici », dit Finch d’une voix enrouée. Il se versa un autre verre. « Elle s’est trompée d’endroit et de moment. » Il lança un coup d’œil à sa fille, qui arborait un air de triomphe. Quel pouvoir elle avait, quelle force ! Tout de même, il commençait à regretter que Samantha ait éconduit Jennifer aussi vite. D’une main tremblante, il leva son verre. « Joyeux Noël, tout le monde ! Joyeux Noël, joyeux Noël ! »
Par la suite, durant quelques années, il se surprit à se demander, lorsque approchaient les fêtes de Noël, si Jennifer ferait une autre apparition, tel un fantôme du passé matrimonial revenant régulièrement faire ses petits tours. S’était-elle lassée de Nort et de son siècle ? Avait-elle la nostalgie de tout ce qu’elle avait abandonné ? Bien qu’il n’y eût plus de place pour elle dans la vie de Finch, il ne lui gardait aucune rancune après tout ce temps ; il lui venait presque des envies d’aller lui parler un peu, de savoir ce qu’elle était devenue, cette femme qui avait jadis fait partie de lui. Mais elle ne revint jamais. Peut-être passait-elle les fêtes avec Millard Fillmore désormais. Ou à chanter des chants de Noël au coin du feu en compagnie de son arrière-arrière-arrière-grand-papa Jean Sébastien Bach.