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En effet, ce qui se passa par la suite nous frappa de manière inattendue. Puisque presque rien n’avait été fait exprès, toutes sortes de calamités se déversèrent sur nous, l’une après l’autre, comme autant de coulées de lave. À la suite de sa défaite, Alfonso rentra chez lui en larmes. Le lendemain, son frère Stefano – quatorze ans, apprenti charcutier dans l’épicerie (l’ancien magasin du menuisier Peluso) dont son père était propriétaire, même s’il n’y mettait jamais les pieds – vint devant l’école et dit à Lila des choses horribles, allant jusqu’à la menacer. Elle finit par lui crier une insulte particulièrement obscène : il la poussa contre un mur et essaya de lui attraper la langue, hurlant qu’il voulait la lui piquer avec une aiguille. Lila rentra chez elle et raconta tout à son frère Rino qui, à mesure qu’elle parlait, devenait de plus en plus rouge, les yeux brillants. Entre-temps Enzo qui, le soir, rentrait chez lui sans sa bande de la campagne fut intercepté par Stefano qui lui distribua gifles, coups de poing et de pied. Le lendemain matin, Rino alla chercher Stefano et ils se tabassèrent à qui mieux mieux, finissant plus ou moins à égalité. Quelques jours plus tard, zia Maria, la femme de Don Achille, frappa à la porte des Cerullo et fit à Nunzia une scène pleine de cris et d’insultes. Peu de temps après, un dimanche à la sortie de la messe, Fernando Cerullo, le cordonnier père de Lila et Rino, un petit homme très maigre, s’approcha timidement de Don Achille et lui demanda pardon, sans jamais dire de quoi il s’excusait. Je ne le vis pas, ou du moins je ne m’en souviens pas, mais on me raconta que ses excuses avaient été formulées à haute voix et de façon que tout le monde les entende, même si Don Achille était passé comme si ce n’était pas à lui que le ressemeleur s’adressait. Quelques jours plus tard, Lila et moi blessâmes Enzo à la cheville avec une pierre et Enzo lança un caillou qui atteignit Lila à la tête. Alors que je hurlais de peur et que Lila se relevait, le sang coulant de sous ses cheveux, Enzo descendit du terre-plein, lui aussi en sang : voyant Lila dans cet état, de manière tout à fait imprévisible et à nos yeux incompréhensible, il se mit à pleurer. Peu après, Rino, le frère chéri de Lila, vint à l’école pour tabasser Enzo. Rino était plus grand, plus fort et plus motivé. Non seulement Enzo se défendit à peine, mais après il ne souffla mot des coups reçus : il n’en parla ni à sa bande, ni à sa mère, ni à son père, ni à ses frères, ni à ses cousins, qui travaillaient tous à la campagne et vendaient des fruits et légumes sur une charrette. À ce moment-là, et grâce à lui, les vengeances prirent fin.

10

Pendant quelque temps, Lila promena fièrement sa tête bandée. Puis elle ôta son pansement et montra à qui voulait la voir sa blessure noire, rougeâtre sur les bords, qui allait de la racine des cheveux jusqu’au front. Puis elle oublia ce qui lui était arrivé et, si quelqu’un fixait la marque blanchâtre qui lui était restée sur la peau, elle faisait un geste agressif qui signifiait : qu’est-ce que tu regardes, occupe-toi de tes affaires ! Elle ne me dit jamais rien, pas même un mot de remerciement pour les pierres que je lui avais tendues ou pour avoir essuyé son sang avec le pan de mon tablier. Mais, à partir de là, elle se mit à me soumettre à des épreuves de courage qui n’avaient plus rien à voir avec l’école.

On se voyait de plus en plus souvent dans notre cour. Nous nous montrions nos poupées l’air de rien, l’une dans les parages de l’autre comme si chacune était seule. De temps en temps nous les faisions se rencontrer pour essayer, pour voir si elles s’entendaient bien. Et ainsi arriva le jour où nous étions devant le soupirail de la cave avec la grille décollée : nous procédâmes à l’échange, elle tint un peu ma poupée et moi la sienne, et de but en blanc Lila fit passer Tina à travers l’ouverture du grillage et la laissa tomber.

J’éprouvai une douleur insupportable. Je tenais à ma poupée en celluloïd comme à ce que j’avais de plus précieux. Je savais que Lila était une gamine très méchante, mais je ne me serais jamais attendue qu’elle me fasse un coup aussi cruel. Pour moi ma poupée était vivante, et la savoir au fond de la cave, au milieu des mille bestioles qui y grouillaient, me jeta dans le désespoir. Mais en cette occasion j’appris un art dont je devins par la suite experte. Je retins mon désespoir, je le retins sur le bord de mes yeux humides, à tel point que Lila me lança en dialecte :

« Tu t’en fiches ? »

Je ne répondis rien. J’éprouvais une douleur extrêmement violente, mais je sentais que la douleur de me fâcher avec elle serait plus forte encore. J’étais comme étranglée par deux souffrances : une déjà en acte, la perte de ma poupée, et une potentielle, la perte de Lila. Je ne dis rien et ne fis qu’un geste, sans montrer de dépit et comme si c’était naturel, même si ce ne l’était pas et si je savais que je risquais gros : je me contentai de jeter dans la cave sa Nu, la poupée qu’elle venait de me donner.

Lila me regarda, incrédule.

« Moi aussi, je suis capable de faire comme toi, récitai-je aussitôt à voix haute, épouvantée.

— Maintenant tu vas me la chercher.

— Si tu vas chercher la mienne. »

Nous y allâmes ensemble. Dans l’entrée de l’immeuble, sur la gauche, il y avait une petite porte qui conduisait aux caves : nous la connaissions bien. Abîmée comme elle l’était – un des battants ne tenait que sur un seul gond – la porte était bloquée par un verrou qui maintenait ensemble tant bien que mal les deux battants. Tous les enfants étaient tentés, mais en même temps terrorisés, par la possibilité de forcer cette petite porte juste assez pour pouvoir passer de l’autre côté. C’est ce qu’on fit. Nous obtînmes un espace suffisant pour que nos corps minces et souples se glissent dans la cave.

Une fois à l’intérieur, Lila d’abord et moi derrière, nous descendîmes cinq marches en pierre jusqu’à un endroit humide, mal éclairé par de petites ouvertures au niveau de la rue. J’avais peur : j’essayai de suivre Lila, qui avait l’air en colère et allait droit à la recherche de sa poupée. J’avançai à tâtons. Je sentais sous mes semelles de sandales des objets qui craquaient – verre, pierraille ou insectes. Nous étions entourées d’objets non identifiables, de masses obscures pointues, carrées ou arrondies. Le peu de lumière qui traversait l’obscurité tombait parfois sur des objets reconnaissables : le squelette d’une chaise, la hampe d’un lustre, des cageots de fruits, des fonds et des flancs d’armoires, des pentures. Je fus très effrayée par une espèce de visage flasque aux grands yeux de verre, dont le menton s’allongeait en forme de boîte. Je le vis accroché sur un petit moine en bois, avec son expression désolée, et l’indiquai à Lila en criant. Elle se retourna d’un bond, s’approcha lentement de l’objet en me tournant le dos, tendit une main précautionneuse et l’enleva du moine. Puis elle se tourna. Elle avait mis le visage aux yeux de verre sur le sien, et maintenant elle avait un visage énorme, aux orbites rondes sans pupilles, privé de bouche, avec ce menton noir en galoche qui pendait sur sa poitrine.

Ce sont des instants qui sont restés fortement imprimés dans ma mémoire. Je n’en suis pas certaine, mais il dut sortir de ma poitrine un véritable hurlement de terreur, parce qu’elle se hâta de dire d’une voix tonitruante que ce n’était qu’un masque, un masque à gaz : son père l’appelait comme ça, il avait le même dans le débarras de leur maison. Je continuai à trembler et à gémir de peur, ce qui visiblement la convainquit de l’ôter ; elle le jeta dans un coin avec grand fracas, soulevant la poussière qui parut se concentrer entre les rais de lumière des soupiraux.