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Je me calmai. Lila regarda autour d’elle et repéra l’ouverture d’où nous avions fait tomber Tina et Nu. Nous nous approchâmes du mur rugueux et granuleux et regardâmes dans l’ombre. Les poupées n’y étaient pas. Lila répétait en dialecte : elles ne sont pas là, elles ne sont pas là, elles ne sont pas là, et elle fouillait par terre avec ses mains, ce que moi je n’avais pas le courage de faire.

De très longues minutes s’écoulèrent. Une fois seulement je crus voir Tina et avec un coup au cœur me penchai pour la ramasser : mais ce n’était qu’une vieille page de journal roulée en boule. Elles ne sont pas là, répéta Lila, et elle se dirigea vers la sortie. Alors je me sentis perdue, incapable de rester là toute seule à continuer les recherches, incapable de m’en aller avec elle si je n’avais pas trouvé ma poupée.

En haut des marches, elle annonça :

« C’est Don Achille qui les a prises : il les a mises dans son sac noir. »

Et à cet instant même je l’entendis, Don Achille : il rampait et se frottait contre les formes indistinctes des objets. Alors j’abandonnai Tina à son destin et m’enfuis pour ne pas perdre Lila qui, agile, se tortillait déjà pour se couler de l’autre côté de la porte dégondée.

11

Je croyais tout ce qu’elle me disait. L’image de Don Achille comme une masse informe courant à travers des boyaux souterrains, les bras ballants, retenant de ses gros doigts la tête de Nu d’un côté, celle de Tina de l’autre, m’est restée en mémoire. Je souffris beaucoup. Je tombai malade, eus des fièvres de croissance, puis je guéris et tombai de nouveau malade. Je fus prise d’une sorte de dysfonctionnement tactile : j’avais parfois l’impression que, alors que le rythme de la vie de tous les êtres animés autour de moi accélérait, leur surface solide devenait molle sous mes doigts, ou bien se gonflait en laissant des espaces vides entre leur masse interne et la surface de leur enveloppe. J’avais l’impression que mon corps même, quand je le touchais, était comme tuméfié, et cela m’accablait. J’étais convaincue d’avoir les joues comme des ballons, les mains remplies de sciure, les lobes d’oreilles qui ressemblaient à des sorbes mûres, et les pieds en forme de miches de pain. Quand je retournai dans la rue et à l’école, je sentis que l’espace aussi avait changé. Il semblait enchaîné entre deux pôles obscurs : d’un côté, la bulle d’air souterraine qui butait contre les fondations des maisons, cette caverne menaçante dans laquelle les poupées étaient tombées ; de l’autre, la sphère tout là-haut, au quatrième étage de l’immeuble où habitait Don Achille, qui nous les avait volées. Ces deux ballons étaient comme vissés aux extrémités d’une barre de fer qui, dans mon imagination, traversait en diagonale appartements, rues, campagne, tunnel et rails, et les compactait. Je me sentais enserrée dans cet étau avec la masse des objets et des personnes de mon quotidien, et j’avais un goût désagréable dans la bouche : j’éprouvais en permanence une sensation de nausée qui m’épuisait comme si tout, ainsi comprimé de façon de plus en plus étroite, m’écrasait en me réduisant en une purée répugnante.

Ce fut un mal-être durable qui persista plusieurs années, peut-être au-delà de ma prime adolescence. Mais, au moment même où il commençait, de façon inespérée je reçus ma première déclaration d’amour.

Lila et moi n’avions pas encore essayé de monter chez Don Achille, et je ne pouvais pas encore supporter la perte de Tina et en faire mon deuil. J’étais allée acheter le pain en traînant les pieds. C’est ma mère qui m’y avait envoyée et je rentrais à la maison, la monnaie bien serrée dans mon poing pour ne pas la perdre, la miche encore chaude contre ma poitrine, quand je m’aperçus que derrière moi Nino Sarratore arrivait lentement, tenant son petit frère par la main. Les jours d’été, Lidia, sa mère, voulait toujours qu’il sorte en compagnie de Pino, qui à l’époque n’avait pas plus de cinq ans, et il avait obligation de ne jamais le lâcher. À l’approche d’un coin de rue, peu après l’épicerie des Carracci, Nino commença à me doubler : mais, au lieu de passer devant moi, il me coupa la route, me poussa contre l’immeuble et appuya sa main libre contre le mur, comme une barre qui devait m’empêcher de fuir, tandis que de l’autre il tirait près de lui son frère, témoin silencieux de son entreprise. Tout haletant, il me dit quelque chose que je ne compris pas. Il était pâle : au début il souriait, puis il devint sérieux, avant de se remettre à sourire. À la fin, il scanda dans l’italien de l’école :

« Quand on sera grands, je veux me marier avec toi. »

Puis il me demanda si, en attendant, je voulais être sa petite amie. Il était un peu plus grand que moi, très maigre, il avait un long cou et les oreilles un peu décollées. Il avait des cheveux rebelles, de longs cils et un regard intense. L’effort qu’il faisait pour contenir sa timidité était touchant. Bien que moi aussi je veuille me marier avec lui, je m’entendis lui répondre :

« Non, je ne peux pas. »

Il en resta bouche bée. Pino le tira violemment. Je m’enfuis.

À partir de ce jour, je me mis à l’esquiver à chaque fois que je le voyais. Et pourtant, je le trouvais tellement beau ! Combien de fois étais-je restée à proximité de sa sœur Marisa seulement pour pouvoir l’approcher et faire avec eux le chemin nous ramenant à la maison. Mais à l’évidence il me fit sa déclaration au mauvais moment. Il ne pouvait savoir combien je me sentais déboussolée, ni toute l’angoisse que me procurait la perte de Tina, ni combien l’effort de toujours suivre Lila m’épuisait, ni à quel point l’espace confiné de la cour, des immeubles et du quartier m’ôtait le souffle. Longtemps, il me lança de loin de longs regards apeurés, et puis à son tour il commença à m’éviter. Pendant un moment, il dut craindre que je ne parle aux autres gamines, et surtout à sa sœur, de la proposition qu’il m’avait faite. On savait que ça s’était passé comme ça avec Gigliola Spagnuolo, la fille du pâtissier, quand Enzo lui avait demandé d’être sa petite amie. Enzo l’avait su et s’était mis en colère, il lui avait crié devant l’école que c’était une menteuse, et il avait même menacé de la tuer avec un couteau. Moi aussi je fus tentée de tout raconter, mais finalement je laissai tomber et ne le dis à personne, même pas à Lila quand nous sommes devenues amies. Peu à peu, moi-même j’oubliai cette histoire.

Elle me revint à l’esprit quelque temps plus tard, quand toute la famille Sarratore déménagea. Un matin, le chariot et le cheval du mari d’Assunta, Nicola, apparurent dans la cour : c’est avec ce chariot et ce vieux cheval qu’il vendait ses fruits et légumes dans les rues du quartier, en compagnie de sa femme. Nicola avait un visage beau et large, et les mêmes yeux bleus et les mêmes cheveux blonds que son fils Enzo. En plus de vendre ses fruits et légumes, il s’occupait de déménagements. Et en effet, lui-même, mais aussi Donato Sarratore, Nino, ainsi que Lidia, se mirent à descendre un bazar de toute sorte, des babioles, des matelas et des meubles, et ils installèrent le tout sur le chariot.

À peine entendirent-elles le bruit des roues dans la cour que les femmes se mirent à la fenêtre, ma mère et moi comprises. Une grande curiosité régnait. On disait que, grâce à la compagnie de chemins de fer, Donato avait eu un nouvel appartement près d’une place qui s’appelait Piazza Nazionale. Ou bien – suggéra ma mère – sa femme l’a obligé à déménager pour échapper aux persécutions de Melina, qui veut lui voler son mari. C’était probable. Ma mère voyait toujours le mal là où, à mon plus grand agacement, on découvrait tôt ou tard que le mal, en effet, se trouvait, et son regard tordu semblait fait tout exprès pour deviner les mouvements secrets du quartier. Comment allait réagir Melina ? Était-il vrai, comme je l’avais entendu murmurer, qu’elle avait eu un enfant avec Sarratore, et qu’elle l’avait tué ? Était-il possible qu’elle se mette à hurler des propos atroces, dont cette histoire-là ? Toutes, grandes et petites, nous étions à nos fenêtres, peut-être pour saluer de la main la famille qui s’en allait, peut-être pour assister au spectacle de la rage de cette femme laide, sèche et veuve. Je vis que Lila et sa mère Nunzia se penchaient aussi pour regarder.